Un thé à Whitechapel

CHAPITRE 50–

J’ouvris la séance brièvement et laissai la parole à un premier intervenant.
C’était un solide gaillard aux longues moustaches, vêtu d’un immense manteau de fourrure et coiffé d’une chapka. Il se leva gauchement, retira sa toque, se signa…
« Bonjourrrrrr, je m’appelle Borrrris !
« Bonjour Boris ! répondit l’assemblée d’une seule voix.
« Je suis sobrrrre et je n’ai plus touché à un samovarrrrr depuis trrrrois mois, quatrrrre semaines et deux jourrrrs, commença-t-il avec un large sourire.
« Bravo Boris, applaudit en chœur le comité, quel courage, nous sommes fiers de toi, continue…
Hélas, nous n’en sûmes pas plus…

Car, le brave géant qui, plein d’enthousiasme, allait commencer à raconter comment il était douloureusement passé de l’emprise de la bouilloire à celle de la bouteille de vodka, fut brusquement interrompu.
Je ne m’étais pas aperçu en effet que, dès ses premiers mots, un changement s’était produit sur le visage de Lipstick. Si son expression était toujours aussi immobile, ses pupilles dilatées en revanche n’arrêtaient pas de faire des allers et retours entre la carte de l’Inde et le tableau de classification. Lipstick en vérité fixait avec terreur les lettres O, F et P du tableau. Il était bien le seul dans toute cette stupide assemblée à avoir conscience de ce qui se passait.
Les lettres s’étaient mises à bouger…
Mues par une musique lancinante, elles dansaient la gigue…
Ces imbéciles, qui buvaient les paroles du grand Russe, ne voyaient-ils donc rien ? L’orchestre, Lipstick, en était certain, se trouvait juste derrière le nom « Jodphur », une des jambes d’un joueur de cithare dépassait du R et le turban du cymbalier voletait au-dessous du J… Ils ne prenaient même plus la peine de se cacher ! Ainsi ils étaient revenus pour lui… Ah, cette musique, impossible d’y résister, il fallait qu’il danse avec eux, il fallait qu’il réponde à leur appel…

Lipstick bouscula violemment le moujik et grimpa sur le bureau avant que quiconque ait pu le ceinturer. Totalement indifférent au chahut qu’il venait de créer, il salua le mur avec déférence et d’une voix sourde et étrangement atone se mit à déclamer :
« Bonjour, Fleurs de l’Himalaya, Perles du jardin de Puttabong, ô vous qui ensemencez le cœur des hommes de graines au goût de chagrin, vous dont les rires sont des chants de guerre oubliés, dont les larmes sont une pluie de pétales au parfum d’éternité, et vous, la plus belle des danseuses… Flower vous vous nommez, vos pieds magiques ne touchent pas terre… Et voici votre sœur, Tippy aux rouges ongles et voici votre autre sœur, Golden est son nom…

Devant l’assistance hébétée l’ex-sergent se mit à se balancer. Je fis signe aux autres de ne surtout pas bouger. Dans les bras de Lipstick, d’invisibles partenaires l’entraînaient dans une danse endiablée.
« … Mes hommages à vous, Finest Tippy Golden ! Quelle joie de vous retrouver… Allistair mon vieux, ne reste pas planté comme un idiot ! Ne laisse pas languir cette jeune fille, prends-la dans tes bras et montre-lui comment on danse le « Scottish » ! Et toi Bartholomew, qu’attends-tu pour passer à l’action, prends exemple sur notre beau Major ! Bravo Major, vous avez choisi la plus belle ! Montrez-lui de quel bois est fait un gars des Highlands !
Ses mouvements devenaient frénétiques.
« Mais il manque quelqu’un à cette fête ! Où est-il passé ? Sans lui rien n’a de sens, sans lui votre charme est vain, sans lui vous n’existez pas, sans lui je n’existe pas… Où te caches-tu mon petit prince, mon petit duvet, mon petit bourgeon ? Où es-tu bouton d’or de mon cœur ? Où es-tu, Fils maudit du lion blanc et de la noire panthère…
Avec une infinie douceur je posai ma main sur le bras fiévreux du possédé. Hagard, couvert de sueur, il me regardait enfin. La musique avait cessé. Les danseuses étaient parties. A la place des tapis de roses ne restait qu’un champ de désolation.  
« Qui est le fils du lion, Thomas ? Qui est la panthère noire ?…
Mais Lipstik ne m’écoutait déjà plus.

Un démon à six bras souriait devant le visage pétrifié du malheureux.
Un démon à six bras posa sur ses lèvres écarlates six index sanglants.
« Chut… souffla-t-il doucement, c’est l’heure de la sieste, sergent !
Ambootia… Jungpana… Castelton… Margaret’s Hope… Tukdah…
Ils étaient quatre-vingt-trois jardins…
Lipstick s’effondra comme un paquet de linge sale.

***

CHAPITRE 51–

Comme je l’ai déjà dit, je n’ai jamais voyagé qu’à travers les encyclopédies et les dictionnaires. Je n’ai affronté de tempêtes, ni au Cap-Horn, ni dans le désert, et je n’ai jamais été englouti sous des avalanches de neige ou sous les vagues d’un tsunami ailleurs que dans des livres.
Ce 26 novembre 1888, à vingt-quatre heures du jour fatidique, je n’eus besoin d’aucun recours à ma bibliothèque pour savoir que j’étais dans l’œil du cyclone. L’ouragan était passé, il allait revenir. La séance d’hier avait été éprouvante et n’avait apporté aucun des fruits attendus. Il ne me restait plus à espérer que l’évasion programmée ne tourne pas au fiasco et que l’ultime confrontation entre Lipstick et Orange Pekoe ne se termine pas en apocalypse.
Mais le sort en était jeté et nous étions tous à nos postes. J’imaginai les nains en train d’affiner leurs pirouettes, Goliath en train de vérifier ses marteaux, Jenny se passant rageusement du rouge sur ses lèvres.
J’imaginai le malheureux dans sa cage…

C’est alors, qu’en cette veille de bataille où j’étais à la limite du désespoir, une petite lueur s’alluma. Un nouveau courrier venait d’arriver.
Une bouteille à la mer que j’avais envoyée sans grand espoir avait, contre vents et marées, trouvé destinataire, et si le télégramme sibyllin ne mentait pas, nous serions demain un de plus.
Une de plus, pour être exact.

Hospice général du comté de Northumberland.

Sir,

Comme j’ai pas d’éducation comme vous les beaux docteurs de Londres avec tout votre savoir c’est le père Mac Kinley qui est si bon qui m’a lu votre lettre qu’est arrivée ce matin, je me demande bien comment, et c’est lui qui écrit en ce moment pour moi cette réponse ici dessous.
Je suis vieille et malade et j’ai bien droit à un repos mérité. Je souffre d’une maladie qui s’appelle catalepsie comique ou chromique ou quelque chose comme ça et qui veut dire de temps en temps et parfois je suis raide comme un cadavre, après je me réveille. C’est comme ça que celui dont vous avez pris soin de vous occuper a cru que j’étais morte c’était il y a bien longtemps en vrai j’aimerais mieux être vraiment morte.
J’ai beaucoup péché et j’ai beaucoup à me faire pardonner. J’ai honte, mais c’est comme ça, qu’y faire ? Je sais pas comment vous m’avez retrouvée. Je suis en même temps bien contente des nouvelles que vous me donnez et en même temps je suis dans une grande peine.
Ce que vous me demandez c’est pas de la petite bière.
Depuis que le manoir a brûlé avec mon pauvre époux dedans, paix à ses cendres, je parle des cendres du manoir, j’ai été recueillie dans cet hospice par les sœurs qui sont pas mes vraies sœurs mais qui sont bien charitables. Le père Mac Kinley qui n’est pas mon vrai père non plus dit qu’il faut aider son prochain et que moi aussi je dois aider mon prochain même si mon prochain est maudit. Je vais prier pour le salut de l’âme de qui nous savons, prochain ou pas, maudit ou pas, et pour la mienne aussi.
Vous autres réformés ne croyez pas aux miracles. C’est votre affaire.
Moi qui vis sous la protection des reliques de Saint-Cuthbert-le-Hareng que les Danois ont fumé en 1126, j’y crois dur comme fer.
Bref j’ai pas encore décidé si oui ou non.  
Le 26 de ce mois c’est très bientôt.
Qui vivra verra.

M

Post Scriptum : 
M. est une femme très courageuse. Elle viendra !
Signé : Ambrose Mac Kinley, vicaire.

***

CHAPITRE 52–

« Benvenuto a tutti !
Welcome Ladies and Gentlemen ! Entrez… Buongiorno Signor… Buonasera Signorina… Par ici… Belle soirée n’est-ce pas ?… Votre ticket ? Grazzie mille… Bienvenue Miss… Hello Sir… Pressez-vous s’il vous plaît… Pronto… Une place pour son excellence ?… Je vous en prie… Molto grazie Mylord… Buenasera… Buongiorno… Comment allez-vous ?…

A l’entrée du chapiteau, la pagaille faisait rage depuis deux heures.
La queue s’étirait jusqu’à l’ancien manège. De mémoire de chevaux de bois, on n’avait pas vu ça depuis l’inauguration de la foire.
Depuis deux heures, Cristobal Li, dans son uniforme de gala, suait sang et eau mais n’aurait laissé sa place pour rien au monde. Il papillonnait d’un spectateur à l’autre, donnait les tickets, empochait les souverains, baisait des mains, en serrait d’autres, clignait de l’œil, pinçait des fesses, houspillait les placiers, félicitait les dames pour leurs parures, félicitait leurs galants pour les mêmes raisons, et mille fois en son for intérieur se félicitait lui-même…
La salle était déjà pleine. Quelle ambiance ! Quel succès ! L’excitation le survoltait. Il était un ! Il était Dieu ! Il était dix !
Un garçon de piste interrompit sa duplication hystérique.

« Maestro ?! Maestroooooo…
« Ma che faché ?… Qu’est-ce qu’il y a, per la Madonna ? On m’appelle par ici, on m’appelle par là…
« C’est la police, monsieur le directeur ….
« Ma che polizzia ! Qu’est-ce qu’ils veulent encore la polizzia ? C’est pire qu’à Palerma ! Che gourmandise ! Ils ont déjà eu leur enveloppa, no ? Et ils sont où, ces bobbizes ?…
« Ils sont là, Monsieur… Signor… marmonna un sergent O’Henry plus à l’aise en compagnie des rats qu’avec ce type aux airs de Matamore. Ces saltimbanques avec leurs sourires de voleurs d’enfants, quels gens bizarres… Brrrr… Mais c’était un honneur d’assister le patron ce soir. Enfin il allait voir le grand policier à l’œuvre. Lequel grand policier, l’ayant laissé partir à l’assaut, en éclaireur, et jugeant que la première salve était aussi minable qu’un tir de pétard mouillé, le bouscula sans ménagement et se planta, plus bougon que jamais, devant Cristobal Li.

Ce fut un duel de moustaches.
Qui gagna ? Difficile à dire. Ils se toisaient, crocs poilus, hérissés, frémissants, attendant un signal pour en découdre, lorsqu’ O’Henry, pensant bien faire, lança un timide :
« Vous avez vos papiers ?…

Ce qui provoqua l’hilarité de Cristobal Li, mais aussi la fureur de Mops.
« Mais ferme-la pauvre idiot ! On ne vient pas pour ça !…
Li manqua s’étouffer de rire. Des policiers comme ça, quelle aubaine…
« Et vous, éructa Mops en s’adressant à Li, vous, puisque vous trouvez ça si drôle… et bien oui, tiens, je veux voir les papiers de tout le monde et que ça saute ! Je veux voir les certificats d’hygiène des hommes, des femmes, des animaux. Je veux voir les tampons d’entrée sur le territoire britannique, les attestations de bonne conduite, de bonne moralité, de bonne haleine. Les bulletins de paie, la patente numéro 16809 A 47 qui vous autorise à monter un chapiteau sur la commune de Stepney, le procès-verbal BFX 457 du tribunal de Guildhall donnant droit à l’exercice de vos activités sur la voie publique ainsi que tous les permis de port de faux nez et enfin je veux, j’exige que vous me communiquiez séance tenante la liste de tous les salopards qui boivent du thé dans votre poubelle ambulante ! Voilà ce que je veux !
Sinon, Hop, je ferme ta cambuse ! Ah ! Tu rigoles moins sous tes bacchantes de carnaval, hein, paillasse, dompteur de macaroni de mes deux…

Cristobal croisa les bras sur sa poitrine couverte de médailles et fit un violent effort pour se contrôler. Si les menaces n’avaient jamais aucun effet sur lui, insulter ses moustaches était pire que traiter sa mère de Messaline. Il plissa les yeux.
« Mais tout ce que vous voulez, Signor Commissario, ajouta-t-il condescendant. Des papiers ? J’en ai plein le coffre, moi, des papiers… ma, après le spectacle d’accordo ? Parce que le spectacle, il va commencer, allora, vous allez vous assoir là, sagement, au premier rang… deux places de choix… et puis…
Il glissa un billet de cent livres dans la poche de Mops et un autre dans celle d’O’Henry
« Pour attendre, voilà des papiers qui en valent bien d’autres, no ?…
Il laissa les deux policiers, interloqués, affalés sur des chaises, s’essuya le front, poussa un soupir, leva les yeux au ciel, se signa et s’esquiva vers les loges.

***

CHAPITRE 53–

Coulées dans un bloc de ciment.
Voilà à quoi ressemblaient les jambes de Jenny.
Dissimulée derrière une pancarte, elle venait d’assister à la ridicule altercation. Elle, qui avant même de pénétrer sous le chapiteau avait déjà du mal à mettre un pied devant l’autre, se sentait clouée au sol.
La présence de deux policiers allait singulièrement compliquer les choses.
Le plan… Il fallait s’en tenir au plan… Tout reposait sur ses frêles épaules…
Ne pas flancher. Pas maintenant, si près du but…

Le brouhaha s’amplifiait de minute en minute. On se piétinait sans vergogne pour gagner une meilleure place. Rien à voir avec le public de Covent Garden. Deux commères, emmitouflées et gonflées comme des poules d’eau, s’installèrent devant Jenny. Déposant leur popotin sur un banc qui ploya, mais ne rompit pas, elles poussèrent force soupirs et se lancèrent dans ce qui constituait pour elles le seul et unique intérêt d’une sortie au spectacle, le caquetage.

« A c’qu’y paraît, il est vraiment monstrueux !
« Qui vous l’a dit, Marg’ret ?
« C’est mon Andrew !
« Ahhh bon, et comment qui sait ça, vot’Andrew ?
« Ben figurez-vous qui l’tient d’la sœur du voisin d’la belle-mère du portier du cirque…
« Non ?
« Si ! Même qu’elle l’aurait vu de ses yeux vu, et ben c’est pas joli joli ! Avec votre petit tempérament, ma pauv’ Janet, je n’sais pas si vous allez supporter l’spectacle !  Seriez mieux chez vous avec un bon grog ! J’dis ça, c’est pour vot’ bien Janet ! Ça s’dit qu’il aurait douze yeux, quatorze bouches, pas de bras mais vingt tentacules et qu’en plus il insulte le public en français !
« Bahhh…
« Mais comme j’vous l’dis Janet, comme j’vous l’dis, pourquoi qu’j’vous mentirais ?
« Ch’ais pas Mar’gret, ch’ais pas…
« Non mais vous vous rendez-compte Janet, une théière qui parle français ? Où va –t-on, j’vous l’demande, Janet, où va-t-on ?
« J’vais nulle part Marg’ret, pourquoi ?… vous allez où, vous ?…

La chaleur, le frou-frou des plumes, le caquètement des gallinacés, la tension qui lui nouait les tripes, un voile passa devant les yeux de Jenny.
Elle vacilla.
« C’est pas le moment de tomber dans les pommes ma belle ! Oh ! Réveille-toi, dit Esmeralda en lui piquant la cuisse d’un petit coup de fourchette ! Faut pas mollir princesse ! Les autres sont déjà en piste. Goliath n’attend qu’un signe ! Et mon Cutlass qu’est remonté comme un ressort… c’est très courageux ce que tu fais ma chérie… Oh Jenny ! Reste avec nous ! Faut-y que je te le plante plus profond, mon nez ?…
« Pas la peine, dit Jenny, ça va aller …
Esmaralda sortit vivement un miroir de sa poche et à l’aide d’une petite brosse lui repoudra consciencieusement les joues.
« Là, et encore une petite touche là… c’est parfait, regarde-toi ! Une vraie poupée de porcelaine… s’il ne craque pas avec ça, le rastaquouère en jaquette, je me fais mettre une louche à la place du nez !…
« OK ! C’est bon, soupira Jenny, je suis prête… Elle respira un bon coup.
« J’y vais… 

La partie venait de commencer.

***

CHAPITRE 54–

L’air de la Traviata…
Dans sa loge, Cristobal Li chantait à tue-tête devant de grandes affiches, toutes à sa gloire, le représentant en pied, de face, de profil, lui, Cristobal, le plus grand dompteur du monde. Il virait, il voltait, il envoyait des baisers à ses doubles de papier. C’est vrai qu’il aurait pu être ténor, ou baryton, à l’Albert Hall, à la Scala. Il aurait fait un Don Giovanni magnifique, un Don José inoubliable, mais entre le fouet et la chansonnette, il avait choisi.
Tant pis pour Verdi, c’était plus fort que lui, il avait la fibre monstrueuse…
Le dompteur arrêta son manège pour s’admirer encore puis donna un coup de botte à travers un rideau de velours rouge qui recouvrait une cage.
« Et toi tu ne dis rien, ragazzo ?… Non tu ne dis rien ! Tu te réserves pour tout à l’heure… tu as raison… quoi ? ! Qu’est-ce qu’il y a ? ! Ma, il n’y a plus de respect pour les artisti…
Jenny venait de soulever un pan de la tente.

« Oh ! Excusez-moi… je crois que je me suis perdue… je cherchais l’entrée du spectacle et…
« Mais vous avez bien fait, cara mia, très bien fait ! Entrez, entrez  donc…

Grazie mille, Santa Madonna, pour ce cadeau tombé du ciel, pensa-t-il.
Courage, respire et lance-toi, pensa-t-elle.

« Quel heureux hasard, bellissima… le spectacle, ma il est partout, il débute ici, pour vous, adesso, tout de suite, le spectacle, ma c’est moi le spectacle !
Il prit Jenny par la main et la fit avancer au centre de la pièce. Mais qu’elle était  ravissante cette petite égarée ! Comme une toupie, il se mit à tourbillonner autour d’elle. Elle avait pris son air le plus effarouché, le plus candide. Lui, les sourcils hérissés comme les antennes d’un vilain insecte, la dévorait des yeux, tous ses sens étaient en éveil.
Et ses sens ne le trompaient jamais. Quelque chose clochait. Cette proie était trop facilement arrivée dans sa nasse.
« C’est que… je ne veux pas vous déranger…
« Mais qui me dérange, qui ?… Le vrai spectacle… c’est vous mon enfant !
Il extirpa un bouquet de roses de sa manche et le tendit à la jeune femme.
Il la connaissait. Oui, il en était certain, il l’avait déjà vue quelque part…
« Ahhh… continua-t-il, l’air faussement attendri, vous et moi… moi z’et vous… nous avons juste le tempo de faire… comment dites-vous ?… une petite connaissance, no ?… Ahhh, je sais, vous voulez boire… Allez, pour la piu bella, presto, vite un verre de Chianti ! Salute ! Salute…
Deux verres en cristal et une bouteille sortirent comme par enchantement de son autre manche. Jenny battit des mains,
« Bravo Maestro, on m’avait dit que vous étiez le prince des magiciens mais là, je suis sous le charme…
« Ohhhh… elle est sous le charme, charmante enfant… comme c’est charmant… mais vous n’avez rien vu encore ! Quoi ? Qu’y a-t-il encore ?…
« Dans cinq minutes, Signore… on a du mal à contenir la foule…
« Mais c’est qui il Capo ? hurla-t-il, on commencera quand Cristobal il dira : on commence, va bene ! Allez ouste !… Alora ragazza, où en étions-nous ? Ah oui… je suis le prince des magiciens… quel honneur… mais si je suis le prince, cosi, vous êtes la reine, no ? Et puisque vous êtes la reine, venez, je vais vous montrer quelque chose que, unicamente, les yeux d’une reine peuvent voir…
Jenny s’était bien rendu compte que l’infâme bonhomme la serrait de plus en plus près. Elle continua néanmoins à minauder. En tournoyant autour de lui pour l’éviter, ses yeux se posèrent sur la cage recouverte de drap rouge. Son cœur se pinça…
Li ne l’avait pas quittée du regard. Il savait maintenant où il l’avait vue.
Derrière le comptoir, chez Jack the Knife.
Il savait pourquoi elle était là…

Il continua à papillonner un moment puis s’immobilisa dans une pose ridicule.
Tel un enfant, il serra les mains sur son cœur. Le rictus qui fendit subitement sa bouche d’un sourire carnassier n’avait, lui, plus rien d’enfantin.
« Ahhhhh les yeux d’une reine… ils ne trompent pas les yeux d’une reine… surtout quand les yeux d’une reine… cherchent les yeux… de son roi !
Le dompteur avait reculé de quelques pas et Jenny vit avec effroi qu’il s’était saisi d’un fouet.
« Mais que vous êtes triste soudain… pourquoi bambina, pourquoi ? Allons, il ne faut pas… sinon c’est mon petit cœur à moi qui va saigner… ahhhhh je sais, c’est ce roi et cette reine… oui, vous avez raison… il faut vite les réunir sinon… c’est comme un Roméo sans sa Giulietta !…
Il hurlait maintenant, ponctuant ses phrases de violents coups de fouet sur les barreaux de la cage.
« Non, cria Jenny en entendant un gémissement sous le drap.
« Non ? Pourquoi non ? ricana Li… mais si au contraire… c’est comme… Iseult sans Tristan !…
Il fouetta encore la cage.
« Pitié…
« C’est comme Héloïse sans Abélard… c’est comme Béatrice sans Dante… c’est comme…
Avant qu’elle n’ait pu esquisser le moindre geste il avait saisi Jenny par les cheveux et la jetait au sol. Il la traîna jusqu’au rideau, ouvrit la cage et l’y précipita.
« C’est comme ma petite théière… sans sa puta de rouquine ! Va carogna, va rejoindre ton monstre ! Et tout à l’heure… povera pazza… le spectacle, ce sera toi !…

***

CHAPITRE 55–

Le public était au bord de l’émeute.
On leur avait promis du monstrueux, du sanglant, du jamais vu, et tout ce qu’ils avaient à se mettre sous la dent c’était ce ridicule numéro de trapèze avec ces stupides nains aux nez bizarres ! Où étaient les vampires, les goules, les morts vivants ? On était venu pour frémir, pour hurler de terreur, pour boire des litres de sang et on leur servait de la marmelade !
« Remboursez ! commençait-t-on à entendre gronder.

Pulpinella fronçait les sourcils.
C’était trop long. Jenny aurait déjà dû envoyer le signal. Du coin de l’œil elle interrogea Goliath qui tenait les trapèzes des nains mais le bon géant avait déjà oublié et regardait ailleurs.
Lorsque Li arriva, l’air plus furieux que jamais, elle comprit que les choses ne s’étaient pas passées comme prévu. Alors que le dompteur grimpait sur scène, et que tous les regards se posaient sur lui, elle fonça vers sa loge.

A peine entrée sous la tente la gitane eut un haut le cœur en découvrant les deux malheureux blottis l’un contre l’autre. Le tyran n’avait même pas pris la peine de recouvrir la cage ! On aurait dit un couple d’inséparables, ces oiseaux dont l’un meurt si l’autre s’échappe. Lorsqu’ils la virent, ils s’agrippèrent aux barreaux.
« La clef… La clef, gémit Jenny, le démon l’a gardée sur lui !…

Dans la salle, la tempête soufflait force douze.
Les travées ondulaient comme la houle d’une mer déchaînée.
Cristobal Li, les mains sur les hanches au centre de la scène, fixait méchamment le public. Son public ! Goliath n’eut pas le temps de réagir lorsqu’il vit le dompteur trancher d’un bref coup de sabre la corde du trapèze. Esmeralda tomba comme une feuille dans les bras du géant qu’une bourrade de Li fit basculer sur le premier rang du public.
L’ouragan reprit de plus belle. Li brandit son fouet et le fit claquer au-dessus de la foule en poussant des jurons. La salle bruissait de murmures haineux. Il jubilait…
« C’est comme ça que je vous aime mes agnello ! Prêts à mordre comme des fauves ! Alora… vous voulez du spectacle ?
« Ouiiii !
« Vous voulez du sangre ?
« Ouiiiiiii !
« Vous voulez… l’horrible monstre à tête de théière ?
« Ouiiiiiiiiiiiii ! hurlait la salle hystérique.
« Ma… comme je vous comprends… Sa voix s’était radoucie tout à coup… moi aussi je veux le voir… mama mià… mais pas tout de suite…
« Ohhhhh…
« Patienza, patienza…c’est que j’ai ouna piccola surprise pour vous, carissimo public… ouna surprise, qu’elle vient des Amériques !… ouna surprise, qu’elle est terrrrrribilé…
Il jouait de la foule comme un chat avec une souris. Le plaisir, son plaisir, il voulait le faire durer encore un peu. Le fouet s’éleva à nouveau dans les airs.
« Alore voici… pour la joie des petits idiots et des grands imbéciles… voici… Mister Turncoat ! L’homme-tigre !

Turncoat n’y comprenait rien. Ce n’était pas du tout ce qui était prévu ! Et Pulpinella qui avait disparu derrière les coulisses…
Les sbires du dompteur le poussèrent sur scène. Il fallait improviser, et vite. Un violent coup de lanière sur le bout du museau lui tira un cri de douleur. Li recula en feignant d’avoir l’air terrifié. La salle gloussait. Turncoat se sentait peu à peu gagné par l’excitation du public. Il se mit à tourner autour de Li, à pas de velours, en faisant rouler ses muscles, ça faisait toujours son effet. Mais manifestement pas sur Cristobal Li. De fausses larmes coulaient sur ses joues. Il implorait la Madone. Pitié monsieur le Félin, bredouillait-il sous les éclats de rire des spectateurs que ce numéro de dresseur poltron ravissait. Turncoat commençait à s’énerver. Faire le guignol avec cet olibrius ça allait bien cinq minutes. Mais pas plus…
Soudain il aperçut Pulpinella à l’autre bout de la salle. Pas trop tôt ! Mais pourquoi lui faisait-elle des signes bizarres ? Que voulait-elle dire ? Elle lui montrait Li, et se passa d’un coup sec l’ongle de son pouce sur la gorge.
La cervelle humaine de Turncoat ne comprit pas tout de suite le message.
Mais sa langue de tigre se léchait déjà les babines…

Cristobal Li tournait maintenant autour du fauve et faisant semblant d’esquiver les coups de griffes. Il était temps de passer aux choses sérieuses se dit-il.
Turncoat pensa exactement la même chose.
Avec un air de bravache Li s’arrêta enfin devant le tigre, posa sa main sur sa gueule, se tourna vers la foule, laissa passer une minute, et dit :
« Et maintenant questa sera pour la première fois… un exercice qu’il est molto peligrosso… je demande le piu grand silencio… prego… voici signore i signorine… il bacio de la morte… le baiser de la mort !
« Ahhhhhhhhhhhh…

Bien campé sur ses jambes, il fit face au tigre et, lentement, écarta les mâchoires de l’animal de ses deux mains. Puis il se baissa et plongea entièrement sa tête dans la gueule du fauve…
La salle retenait son souffle. La salle n’avait plus de souffle. Aucune mouche ne volait, elles étaient toutes mortes. O’Henry s’était accroché au revers de la veste de Mops qui n’en menait pas large non plus.
Sur scène, les deux protagonistes ne bougeaient plus.
Cristobal Li se délecta du silence. Qu’ils sont naïfs ces inglese…
Turncoat lança un coup d’œil vers la gitane.

Les spectateurs du premier rang gardèrent longtemps en mémoire ce bruit qui sur le moment évoqua à certains celui d’une coquille d’œuf qu’on écrase.
Crac !
Le corps de Cristobal Li s’écroula, déversant sur scène des flots de sang.
Quant à sa tête…

***

CHAPITRE 56–

La stupeur fut totale.
Dans la salle paralysée d’effroi, plus un bruit, à part le goutte à goutte du sang qui s’écoulait de la scène dans un clapotis répugnant.
Tout en haut du chapiteau, flottant mollement au milieu des cintres, l’ectoplasme de Cristobal Li n’en croyait pas ses moustaches.
« Ma ché vergogna… On leur donne questo et ils veulent questa ! Pas un seul applaudissement pour ma dernière sortie ! Quelle ingratitude… Il pleurnicha un moment, puis disparut dans les sous-sols de la foire où on l’attendait de pied ferme, et fourchu.
Arrivederci…

Blotti sur les genoux de Shamrock Mops, O’Henry ouvrit un œil.
« C’est fini Chef ? chuchota-t-il à l’oreille de son supérieur.
Ce simple murmure fit office de détonateur. La léthargie dans laquelle le public était plongé éclata comme une bulle de savon et, en un instant, ce fut la panique.
Mops fut le premier à se ressaisir. Rien de tel que la vue du sang pour galvaniser un superintendant. Enfin il était dans le vif du sujet. Ou dans le mort du sujet, ce qui revenait au même. N’importe, plus question de tergiverser. Procéder avec rapidité, méthode et discipline, telles étaient les trois mamelles de l’action.
Repoussant son sergent sans ménagement il monta sur son siège et mit ses mains en porte-voix. C’était la phase un.
« Police ! Les mains en l’air ! Par ordre de la reine, que personne ne sorte !
Le vacarme était tel que ses vociférations furent aussi inefficaces qu’un emplâtre sur une jambe de bois. Passer à la phase deux s’avérait impératif !
Il dégaina son Webley 455 et déchargea toute son arme vers la voûte du chapiteau. Six coups en vain… Bigre !  

Il allait recharger lorsqu’il se sentit tiré par le bas de ses pantalons. S‘apprêtant à engueuler O’Henry, quelle ne fut sa stupéfaction de voir un couple de nains au visage étrange agrippé à ses jambes.
« Bravo général ! Très joli tir de barrage, dit le premier.
« Formidable leçon d’artillerie, dit le second.
« Vraiment, ça mérite une récompense n’est-ce pas mon chéri ? dit le premier.
« Tout à fait ma chérie, tout à fait ! répondit le second.
Avant que Mops n’ait eu le temps de réagir une fourchette s’était plantée dans son pied droit et un couteau avait traversé son pied gauche. Il s’effondra en hurlant pendant qu’Esmeraldo et Esmeralda se faufilaient entre ses jambes et disparaissaient dans la cohue.
O’Henry n’eut guère le loisir de demander de l’aide au brave géant qui s’était approché, car celui-ci le gratifia de deux solides coups de marteau qui l’envoyèrent rejoindre son chef au pays des songes des policemen.
La phase trois probablement…

Sur scène, tout s’était joué en un clin d’œil.
La gitane s’y était précipitée, laissant Turncoat avaler une dernière bouchée de ragoût napolitain, et avait extirpé avec dégoût une clef gluante de sang de la poche du cadavre encore secoué de spasmes nerveux.  Puis elle fonça vers les coulisses.
Jenny et Orange Pekoe avaient entendu les clameurs, mais n’osaient pas bouger. Qui allaient-ils voir apparaître ? Leur tyran ou leurs sauveurs ? La gitane pénétra dans la loge suivie par toute la troupe des conspirateurs.
« Vous êtes libres ! s’écria-t-elle, nous sommes tous libres ! Pour vous, fin de la première manche ! Il faut filer en vitesse, c’est plein de flics dans la salle et ça chauffe… ma belle, tu sais ce qui te reste à faire ! 
Jenny, qui avait déjà saisi un Orange Pekoe, plus mort que vif, par le bras, était déjà à la porte de la tente. Avant de disparaître, elle se retourna vers eux.
Goliath le doux géant, Esmeralda si facétieuse, Esmeraldo si gentil… Turncoat… Pulpinella…
« Mes amis… mes amis, comment vous remercier ?… je…
« Allez file petite renarde, dit Esmeraldo en reniflant, file avant que les chasseurs ne t’attrapent et avant qu’on ne sombre dans un mélo qui ne serait pas digne de nous… en plus j’ai perdu mon mouchoir…
« Pour nos retrouvailles, c’est promis, on fera une grande fête, ajouta Esmeralda en essayant de cacher son émotion,
« Oui, une grande fête, fit Jenny en leur envoyant un baiser.
Puis elle disparut.

La fête, ils avaient raison sur ce point, serait grande.
Ce ne serait pas exactement celle à laquelle ils s’attendaient.

***

CHAPITRE 57–

Devance en chaque chose le temps.
Prépare-toi à la pluie.
Accorde à chacun de tes invités la plus grande attention…

Ce précepte, tiré du traité des « sept règles du thé » et répété comme un mantra, ne m’avançait pas à grand-chose. Le résultat était même à l’opposé du but escompté, à savoir qu’aux quatre principes zen : sérénité, pureté, harmonie, respect, j’avais transposé les miens : impatience, inquiétude, découragement, colère. Le petit traité valsa à travers la pièce…

Que faisaient-ils ? Vingt heures et ils n’étaient toujours pas là !
Tout était en place : le décor était planté, les coups de théâtre attendaient dans la pièce à côté. Il ne manquait plus que le héros et l’héroïne, et je dois bien avouer que, si le sort du premier m’inquiétait, c’était bien le sort de la seconde qui m’importait le plus.

Des pas précipités dans le couloir. Trois coups secs à la porte. Ils entrèrent.
A mon questionnement silencieux Jenny répondit laconiquement.
Leurs visages défaits parlaient plus qu’un long discours.

Ainsi je le voyais enfin.
Celui pour qui nous nous battions sans compter et dont les errements avaient mis Londres à feu et à sang mais à qui je devais d’avoir rencontré Jenny.
Etait-il seulement conscient des moyens mis en œuvre pour changer le cours de son destin, lui qui ne semblait attentif qu’à la chaleur de la main de son ange gardien ?  Je regrettai aussitôt cette pensée car tout en lui évoquait la victime et quels que fussent les sentiments de Jenny à son égard, les siens en retour, et les miens, ma place était celle du médecin.
Je lui tendis une main qu’il hésita à prendre. Jenny lisait au fond de ses pensées…
« Tu es entre de bonnes mains, lui dit-elle, monsieur Severt n’est là que pour t’aider, rien de plus… Puis, s’adressant à moi, je ne veux pas vous bousculer docteur, mais la police est à nos trousses. Il faudrait peut-être activer la procédure…
« Vous avez raison, fis-je, il n’y a pas de temps à perdre ! Asseyez- vous, je vous en prie… je dois d’abord vous dire que le processus que nous allons expérimenter comporte quelques dangers, aussi je préfère vous en cacher certains aspects…
Voyant dans les yeux du malheureux une lueur de panique je continuai.
« Mon ami, le but de cette expérience sera de vous faire remonter le temps, évidemment ce n’est pas sans risque mais toutes les précautions sont prises… je vais donc procéder à une double, voire à une triple hypnose, car je vais également endormir d’autres personnes…
« Que voulez-vous dire ? m’interrompit Jenny, vous croyez vraiment que mêler des étrangers à vos expériences soit nécessaire ?
« Rassurez-vous, ce ne seront pas des étrangers… du moins pas pour lui…
« Assez parlé ! Me coupa sèchement Orange Pekoe, docteur, charlatan, sorcier ou qui que vous soyez, commencez !…
Ce furent, si ma mémoire est bonne, les premières et les dernières paroles qu’il m’adressa directement…

Je ne pouvais plus reculer.
« Faites-le entrer ! dis-je en me retournant vers la porte du fond, et qu’il s’assoie en silence ! 
Ma première carte maîtresse avança à pas hésitants. Lipstick, soutenu par un infirmier, se frotta les yeux et s’arrêta net. Les deux hommes venaient de se reconnaître et, en même temps, furent pris de tremblements, ce à quoi je m’attendais. Lipstick s’effondra sur un tabouret.

« Pousse ! Mais pousse, bougre d’imbécile !…
Debout sur les épaules d’O’Henry, le superintendant Shamrock Mops se cramponnait, comme un lombric suspendu à un hameçon, à la cornière du balcon du deuxième étage de l’hôpital. Cet empoté de sergent avait vu juste, ils étaient tous là ! Sur la pointe de ses pieds empaquetés et ficelés dans des chiffons sanglants, il se hissa autant que sa corpulence et ses blessures le lui permettaient, sur les épaules d’O’Henry. Celui-ci était bien convaincu qu’il n’avait aucunement intérêt à lâcher les gigots malodorants de son patron, mais comme lui-même cherchait le point d’équilibre entre un tonneau de charbon et une poubelle, la mission s’avérait singulièrement périlleuse.
« Ils sont avec Lipstick ! Je le savais…
« Qui est avec Lipstick, commissaire ?
« Le toubib pardi ! Et les deux autres… la fille rousse et le type bizarre qu’on a vu courir à travers les tentes comme s’ils avaient le feu aux fesses… j’ai bien fait de suivre ton… mon instinct… mais ne remue pas comme ça pauvre idiot… la preuve qu’il se passe des trucs pas clairs c’est que les voilà comme larrons en foire avec ce criminel de Lipstick ! Un complot, c’est un véritable complot… j’avais raison, nom de Dieu !…
« Ah chef, vous êtes le meilleur… bou… bougez pas trop tout de même…
« La ferme imbécile ! Tiens, la bande s’agrandit !… remonte-moi un peu !… mais pousse, je te dis… je vois… je vois une femme à l’allure patibulaire… le chef du gang, sûrement… mais qu’est-ce que… ahhhhhhh…

La mission était assurément à trop haut risque.
Le tonneau et la poubelle venaient de craquer.
Le genou de Mops aussi…

Une petite femme, très émue, venait en effet d’entrer dans mon cabinet. Elle émit un rire gêné de souris, mais garda la tête baissée. Elle n’osait regarder ni Orange, ni Lipstick. Eux, en revanche, la dévisageaient bouche bée.
« Avancez, je vous en prie, fis-je.
J’envoyai un bref signe à Jenny, mais elle m’avait devancé. Elle entourait son protégé de ses bras.
« C’est toi ?… bredouillait Lipstick, c’est impossible !… C’est  bien toi ?…
« Mais… gémit le jeune homme, ce n’est pas possible… tu es morte dans mes bras !…
La petite femme grise releva enfin le visage et sourit faiblement.
« Pour sûr que j’aurais préféré être morte, mais faut croire que le Grand Barbu n’a pas voulu de moi !… et par Saint-Gwynplaine-le-Souriant, y’a pas de doute que c’est bien moi…
« Martha… souffla Lipstick.
« Martha ! s’écria Orange, qui sentait peu à peu le sol se dérober sous lui.
« Mes amis, mes amis, les interrompis-je, le temps presse et je crains qu’il nous faille aller à l’essentiel, je fis signe à Martha, de s’assoir. Je vous remercie d’avoir accepté de venir, Misses Martha, mais votre tour viendra plus tard, maintenant, nous allons commencer… Tout va bien, Orange, Jenny ?…
« Non docteur, grinça Jenny entre ses dents. Rien ne va !… Mais je vous en supplie, faites ce que vous avez à faire et qu’on en finisse…
Je commençai donc mes préparatifs.

Accorde à chacun de tes invités la plus grande attention.
Prépare-toi à la pluie…

***

CHAPITRE 58–

Sans donner d’explications j’allumai le feu sous une bouilloire. Je dépiautai avec lenteur la brique de thé de mon consul chinois et la mis à infuser. Si les mots du Mandchou étaient justes, les vapeurs de ce thé millénaire, loin d’être maléfiques, devraient contribuer à plonger mes « patients » dans un état de semi-conscience propice à leur guérison.
Craignant sa réaction, j’éloignai cependant Orange de quelques pas, et demandai à Jenny de lui cacher le visage sous un foulard afin qu’aucune émanation n’atteigne ses narines. Tout était une question de timing. Puis je me dirigeai avec ma bouilloire vers Lipstick.
Celui-ci n’avait pas cessé de dévisager Martha, son dodelinement ne laissait présager rien de bon.
Je commençai à envoyer les vapeurs de thé sous son nez et m’éclaircis la gorge.

« Thomas, c’est à vous que je m’adresse… vos paupières sont lourdes… vous êtes très fatigué… »
La tête de Lipstick venait de tomber lourdement sur sa poitrine.
« … Le soleil, qui toute la journée a brillé haut et fort dans le ciel limpide des hauts-plateaux, s’est enfin couché. Il fait encore chaud et la nuit bourdonne du vol de milliers d’abeilles qui volettent de bougainvilliers en hibiscus… nous sommes dans la province du Penjab, au printemps 1853 et…
Lipstick s’était levé.
Au-delà de ma surprise et, je dois dire, de toutes mes espérances, c’est d’une voix étrangement sereine, et comme si cette conversation se déroulait entre deux camarades évoquant le bon vieux temps, qu’il venait de m’interrompre.

« … Oui, c’est le printemps, et Good Lord ! Vous avez mille fois raison, mon vieux ! Et pour un 17 avril, il fait déjà rudement chaud dans ces foutus jardins !… l’air y est suffocant et cette odeur… ahhh cette puanteur est tout bonnement insupportable…
« Quelle puanteur, Sergent ?…
« Qu’est-ce que vous voulez que ce soit, old chap ? Cette pourriture c’est celle des tripes, parbleu… c’est celle du sang et des morceaux de cervelles qui jonchent les escaliers… c’est celle des cadavres…
Lipstick cligna des yeux, son front ruisselait de sueur. Haletant, il continua.
« Nous sommes dans le Temple des Quatre-vingt-trois jardins… vous ne les connaissez pas ? Quel dommage !… Ici devaient avoir lieu les noces de Selim Khan, jeune prince du Râjasthan et de Madhuksara, la plus jeune fille de Bishmah Singh, le Maharadjah de Chandigârh…
Bishmah Singh, voyez-vous, était un grand seigneur. Les terres les plus fertiles et les principaux jardins de thé du Penjab lui appartenaient et inutile de dire que cette petite fortune attisait bien des convoitises. En premier lieu celle de l’Empire Britannique qui avait fait à Bishmah Singh de multiples propositions qu’avec fermeté mais politesse il avait toujours rejetées. La patience de la Couronne ayant des limites, les offres se firent plus pressantes. Il y eut bientôt des incidents malencontreux : incendies de plantations, inondations, morts inexpliquées de planteurs… à ce petit jeu nous étions passés maîtres…
« Qui ça, nous ?
« Mais nous, les « intermédiaires », pardi !… Allistair, Barth, le Major et moi… nous étions chargés des opérations spéciales au sein de l’East Indian Company, on nous surnommait : « les quatre cavaliers de l’Apocalypse »… nous étions prêts, s’il le fallait, à mettre toute la plaine du Gange à feu et à sang ! Mais malgré toutes nos exactions, le Maharadjah demeurait inflexible…
Ce que nous ignorions, c’est que Bishmah Singh était plus qu’un simple propriétaire terrien. Issu d’une famille brahmane dont l’origine remontait à la nuit des temps, son pouvoir lui venait en droite ligne du créateur de la secte Ch’an. Celui que dans le sud de la Chine on appelle encore Potitamo… celui qui, d’après la légende, apporta le thé aux hommes et que l’on nomme ici : Bhodidhârma…

Les vannes du temps s’étaient donc ouvertes, les terribles révélations de Lipstick laissaient présager une issue des plus funestes. Orange Pekoe commençait à s’agiter. Je continuai néanmoins l’interrogatoire.
« Que faisiez-vous Sergent, cette nuit du 17 Avril, dans les jardins de Chandïgarh ?
« J’étais à mon poste, sous le grand banyan, je surveillais les cinq chevaux…
« Les cinq chevaux ?
« Oui… il nous fallait un cinquième cheval !
Il s’énerva soudain.
« Tout ça c’est à cause de Bishmah Singh !… Si seulement ce vieux fou avait accepté l’accord ! S’il le refusait, on avait ordre de lui donner une leçon… alors, ce soir-là, en pleine célébration des noces, le Major avait décidé de passer à l’action… Il allait enlever la fille du Maharadjah !…

Nous étions suspendus aux lèvres de Liptsick. Orange Pekoe tremblait de plus en plus et gémissait malgré les caresses de Jenny. Le sergent reprit son récit…

« Mais nul ne peut aller contre son destin, celui du Major était depuis des mois scellé à celui de Madhuksara. Car la princesse et lui s’aimaient en secret d’un amour passionné… passionné, mais impossible, car lorsqu’il s’en était aperçu le vieux Pacha était devenu fou furieux… 
« Un anglais… un mangeur de pudding ! Jamais ! avait-il hurlé le soir où le Major était venu défendre sa cause. Il n’aura pas mon thé ! Il n’aura pas ma fille !… Le Major avait été roué de coups et jeté en bas des marches du palais…
Ce n’est que bien plus tard, ce fameux 17 avril précisément, que le Major devait remonter ces même marches, Bartholomew et Allistair à ses côtés. Bishmah Singh les vit et vint, souriant, à leur rencontre. Un mariage est une bénédiction, son enceinte est sacrée, tous les convives y sont les bienvenus et tout y est pardonné… Mais quels étranges cadeaux dans les bras de ces invités ?
Ce ne sont pas des fleurs assurément…
Des fusils d’assaut peut-être ?…
La fusillade faucha le premier rang de la noce. Bishmah Singh blessé tomba le premier. Des dizaines d’autres convives s’écroulèrent… au-dessus des cris j’entendais le rire dément du Major… Allistair acheva le fiancé à coups de crosse… le Major prit la jeune fille par la taille et l’emporta vers les chevaux… je m’apprêtai à monter en selle lorsque je sentis une griffe enserrer ma botte… je trébuchai et tombai…
Et vous savez quoi mon vieux ?… Je ne m’en suis jamais relevé…

***

CHAPITRE 59–

Lipstick respirait difficilement mais il était loin d’en avoir fini avec son terrible récit.
« … J’étais à terre… Bishmah Singh avait rampé jusqu’à moi et essayait de m’étrangler… avant de sombrer, je vis mes compagnons s’enfuir avec leur prise de guerre… après… on m’enferma dans une caverne glacée… le Maharadjah vint me torturer toutes les nuits… grimaçant de haine, il me maudit mille fois, mais maudit mille fois plus encore le Major… Lui, hurlait-il, lui brûlera par le feu de Shiva… sa descendance subira une malédiction à nulle autre pareille car la vengeance du Bhodidhârma le poursuivra de génération en génération… je le revois pétrir dans l’argile d’étranges figurines qu’il habillait de petits uniformes rouges… je le vois verser dans la bouche de chaque poupée un liquide bouillant alors que son rire se répercutait dans la grotte… une nuit, ils lâchèrent sur moi un éléphant furieux qui me piétina et me piétina encore…
« Ganesh, murmura la voix tremblante d’Orange Pekoe.
« Ganesh… c’est ça, Ganesh… j’appelai la mort de tous mes vœux, mais il était écrit que ces tortures prendraient d’autres chemins car une nuit, profitant du sommeil de mes geôliers, je parvins à m’échapper…
Je me fondis, plus mort que vif, dans la jungle, me nourrissant de crapauds et de serpents, je traversai des déserts brûlants, j’escaladai des pics enneigés, et finis, je ne sais par quel miracle, par arriver aux portes de Kandahar, où une patrouille de highlanders me retrouva, en loques, au pied des murailles… j’étais enfin  sauvé… c’est ce que je croyais alors… 

Les paupières de Lipstick venaient de s’entrouvrir…
« Je suis si fatigué…
Hébété, il nous dévisageait. Le pauvre bougre émergeait d’un long, d’un très long voyage, mais il n’en était pas encore tout à fait rentré.
Il reprit :

« … Je fus rapatrié à Lahore où, à ma grande consternation, je retrouvai mes amis presque aussi désemparés que moi. Le Major avait demandé à l’aumônier du régiment de consacrer son mariage avec Madhuksara, mais il n’avait obtenu pour toute réponse qu’un refus dégoûté. Pire, on affirmait en haut lieu que nos méthodes n’avaient jamais été approuvées et, c’est au terme d’un semblant de procès, qu’envahis par un total sentiment d’abandon, nous fûmes chassés de l’armée comme de vulgaires renégats…
Nous errâmes quelques semaines de ville en ville. Les derviches assassins de Bishmah Singh étaient à nos trousses et nous n’avions pas l’intention de rester éternellement du gibier. La nuit, nous faisions les mêmes cauchemars, en proie à des accès de terreur dont nous soupçonnions, hélas, la provenance, sans pouvoir vraiment fuir cet ennemi aussi terrible qu’invisible.

Un autre problème apparut très vite : la jeune femme était enceinte.
Elle disait ne pas vouloir mettre au monde un enfant dont les jours seraient, ici, en danger. Elle était persuadée qu’un démon à six bras la pourchassait. D’un commun accord, et avec beaucoup de naïveté, nous décidâmes de mettre plusieurs océans entre nous et les diaboliques menaces. Nous rentrâmes donc en Angleterre, où, à peine débarqué à Porsmouth, notre groupe se sépara. Barth’ et Allistair iraient tenter leur chance à Londres, quant à moi je décidai de suivre le Major dans ses terres du Northumberland. C’est là que je contactai ma sœur Martha car je savais qu’une place de gouvernante allait bientôt être nécessaire… le ciel à cet instant semblait s’être dégagé… l’éclaircie, hélas, fut de courte durée… Madhuksara donna naissance à un fils… mais à bout de force, elle mourut dans la nuit…

Lipstick s’était tourné vers Orange Pekoe qui, toujours dissimulé sous son foulard, restait toujours étrangement calme. Le sergent continua.

« … Madhuksara, jeune Lord, cela veut dire : « Celle qui verse du miel »… elle était si belle… j’étais le seul à connaître les terribles imprécations du vieux Bishmah Singh, je savais que ce n’étaient pas des contes de bonnes femmes, je tremblai pour la suite des événements. Un soir, je voulus en parler au Major, mais en proie lui aussi à des terreurs indescriptibles, le récit que je lui fis des malédictions proférées dans la caverne lui fut fatal. Il mit fin à ses jours le lendemain…
Je ne suis pas aussi héroïque que j’aurais aimé l’être et j’ai fui une nouvelle fois.
Je me cachai dans Londres, partageant dorénavant ma vie entre la honte et le dégoût… je laissai l’enfant à la garde seule de Martha, j’espérais qu’il serait à l’abri… notre présence à tous, ici, ce soir, prouve que je me suis lourdement trompé…
Car cet enfant, jeune Lord, c’était vous !…

***