Chapitre 81.
Acapulco…
« Bien sûr, Acapulco…fit le chevalier en se parlant à lui-même. Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ?…L’étoile du Sud… »
Il se tourna vers Acocoyotl.
« C’est par le port d’Acapulco que passe notre route, l’indien ! Vers l’Océan inexploré, vers l’irrésistible inconnu, vers l’inaccessible étoile…Il va nous falloir reprendre la mer…L’or est là-bas, à l’Ouest, de l’autre côté des flots ! Ta bestiole à plumes aussi, j’y mettrais la main de mon fidèle Sang-Chaud à couper !…
«Je préfèrerais garder ma main, mon bon maître, mais s’il le faut…soupira son fidèle Sang-Chaud…
Acocoyotl Polichtitli était un peu perplexe. Faire la route avec ce fou d’Hidalgo n’avait déjà rien de réjouissant mais poursuivre sa quête par la mer c’était une toute autre histoire. Les scribes impériaux n’étaient pas formés pour être de grands nageurs et Acocoyotl n’échappait pas à la règle : Il n’avait jamais mis les pieds dans l’eau et en avait une terrible horreur. Les perroquets aussi…
« Madre de Dios ! Pleurnichait l’ara rouge, il nous prend pour qui celui-là ? Est-ce qu’on a une tête d’albatros ?
« L’albatros, c’est atroce ! Grimaça le colibri
« Est-ce qu’il nous prend pour des fous de bassan ?
« Il est complètement fou lui-même !
« Est-ce qu’il nous prend pour des cormorans ?
« Son corps à lui est déjà mort et il ne le sait même pas !…
« Cessez de caqueter, vile volaille ! Gronda le chevalier, écoutez plutôt ce que j’ai à vous dire… »
Prenant un air énigmatique, il continua en souriant :
« Je crois avoir une solution…Il se trouve que, par le plus grand des hasards, avant de quitter l’Andalousie, j’ai été mis dans une secrète mais bien intéressante confidence. Il y aurait, dans le recoin d’un quai du port d’Acapulco, un modeste galion qui n’a l’air de rien mais qui serait en réalité rien moins que l’avant-garde de la flotte royale des territoires encore inconnus des Indes Orientales.
Figurez-vous que le commandant de ce vaisseau n’est autre que mon cousin Diego, le fils de ma tantine chérie, Dona Izabella Conception de la Cruz y Vega. Diego est une sorte de guerrier d’exception, un escrimeur hors pair que la couronne envoie pour des missions spéciales. Il porte souvent un masque noir sur le visage afin que personne ne le reconnaisse. Nul doute qu’il nous viendra en aide et nous prêtera son vaisseau. Pour une si noble cause que la nôtre il ne peut en être autrement.
Néanmoins il faudra agir avec lui avec tact et diplomatie. Je préfère vous prévenir à l’avance car mon cousin a un petit défaut d’élocution et il est assez susceptible à ce sujet.
« Mais comment le reconnaîtrons-nous, ce cousin, s’il porte un masque ?
« Ah c’est hélas assez facile…Il parle avec un léger zozotement…
C’est une calamité qui a d’ailleurs valu à mon cher cousin, Don Diego de la Vega, le vilain surnom de :
« Zozo !…
« Zozo ?…
« Oui, Zozo !…
***
Chapitre 82.
« Tous les Papes ne sont pas morts, mon cher Moussa, fit Ursule la Tarentule, loin de là… »
Elle se recula d’un pas et laissa l’immense nuage iridescent fait de millions de papillons battant des ailes en cadence se poser lentement autour d’eux. De cette immensité vaporeuse émergea un grand papillon écarlate. Il resta en suspension devant le visage de Moussa Moussa et plongea ses yeux dans les siens.
Moussa Moussa n’avait jamais rien vu de tel. Il se dit qu’il aurait pu peindre les somptueuses arabesques qui recouvraient le corps et la tête de ce papillon mais jamais il n’aurait su rendre cette incroyable sensation de bienveillante sagesse. Le rouge carmin de ses ailes était si éclatant et si intense que ses pigments ne pouvaient provenir que du magma d’un volcan. Il sentit ce feu pénétrer dans son cœur et irradier tout son être.
« Non Moussa Moussa mon ami, tous les Papes ne sont pas morts ! Celui que tu vois en ce moment en est un et tu as une grande chance car la visite qu’il t’accorde n’est pas donnée au commun des mortels. Peut-être n’es-tu pas tout à fait mortel après tout. Bref c’est pour toi un réel honneur, sache-le…
Je te présente donc le Pape des papillons… »
Le grand papillon salua. Moussa Moussa en fit autant.
« Eh oui les papillons ont un Pape, c’est ainsi depuis le début des temps.
Chez les papillons, le Pape n’est pas appelé Araignée, mais Papinot !
Le Papinot règne sur tous les papillons du monde, de la plus petite chenille au plus grand des lépidoptères et toutes et tous lui obéissent et le vénèrent.
Tous les sept ans une assemblée d’honorables bombyx, de grands paons de nuit, d’apollons, d’argus et de machaons se réunit et élit le meilleur d’entre eux. Celui qui se trouve en face de toi est le cent troisième.
On l’appelle donc : le Papinot cent trois ! »
Moussa Moussa était véritablement impressionné. Ce Papinot cent trois lisait en lui, il ne pouvait rien lui cacher, ni ses peurs, ni ses faiblesses, ni ses fautes. Cependant le grand papillon n’avait pas l’air de lui en tenir rigueur, du moins c’est ce que comprit Moussa Moussa lorsque le Papinot cent trois commença à lui parler en silence. Aucun son n’était audible, il ne fit qu’agiter ses antennes mais ses paroles s’inscrivirent dans le cerveau de Moussa Moussa :
« Quand je n’étais encore qu’un tout petit Papinot, mon prédécesseur, l’illustre Papinot cent deux, qui était un grand sage, m’a dit un jour : « Il ne faut courir sous aucun prétexte, sauf en cas d’absolue nécessité… »
Voler n’est pas courir mais battre des ailes à contre-courant n’est pas recommandé non plus. Es-tu bien sûr que ta course soit une absolue nécessité ? Es-tu bien sûr que tu ne voles pas dans le mauvais sens ? Qui peut le savoir d’ailleurs et est-ce que ça a de l’importance ? Du bout du monde, mes papillons t’envoient des messages ainsi qu’à d’autres hommes et femmes qui, tout comme toi, croient être à la poursuite de leurs animaux perdus. Moi je pense qu’ils sont à la poursuite d’eux-mêmes. En tous cas tous vont dans la même direction et dans cette direction tu dois aller aussi…Tu dois…Tu dois te diriger vers l’Océan…
« L’Océan ?
« Oui l’Océan…Tu dois trouver un petit roi avec une trompette et qui a de grands oreilles dans le port du royaume de Zanzibar…et là, tu embarqueras vers…
« Un petit roi avec une trompette…à Zanzibar ? Fit Moussa Moussa interloqué.
Le Papinot cent trois battait de plus en plus lentement des ailes. Il semblait très fatigué et faisait visiblement un terrible effort de concentration. Il soupira :
« Arrête de répéter tout ce que je dis ! C’est pénible à la fin !…On croirait un perroquet rouge…ou un perroquet bleu… »
Les yeux dans le vague, épuisé, il allait s’endormir quand il réussit encore à murmurer :
« Est-ce que le nom de Maurice te dit quelque chose ?…. »
***
Chapitre 83.
Moussa Moussa n’avait pas encore fait le tri parmi les énigmatiques informations données par le Papinot cent trois qu’il était déjà emporté dans les airs par un escadron de bombyx atlas en formation serrée.
Les bombyx le maintinrent un moment en suspension et le déposèrent délicatement sur un nuage compact de sphinx têtes de mort. Ce nuage avait pris la forme d’un gigantesque marabout dont les immenses ailes, à l’horizontale, n’attendaient qu’un signal pour commencer à battre. Signal qui fut donné lorsque le Papinot agita doucement ses antennes.
Le moteur du marabout, fait de milliers de petits cœurs de papillons, s’ébranla et le grand oiseau prit peu à peu son envol.
En un rien de temps ils étaient déjà loin. A peine s’ils avaient pu dire au revoir à Ursule. Le cercle des Baobabs n’était déjà plus qu’un minuscule point noir.
Les papillons filaient vers l’Est…
Le petit macaque, qui s’était fait oublier, depuis ses mésaventures avec les scolopendres, sorti timidement la tête de la tunique de Moussa Moussa.
Il regarda autour de lui. Pas un nuage, sauf celui sur lequel ils étaient assis.
Le ciel était d’un bleu uniforme. Puis il regarda en bas et ravala un sanglot.
« J’ai tout écouté tu sais, dit-il, c’est n’importe quoi ! Je me demande ce que je préfère, être croqué par des insectes, tomber dans le vide ou périr noyé ? C’est vraiment pas de tout repos d’être le singe préféré d’un féticheur qui a perdu ses masques…
« Premièrement tu n’es pas mon singe préféré, répondit Moussa Moussa. Personne ne t’a demandé de me suivre et ensuite… »
Moussa Moussa s’arrêta subitement de parler.
« Ensuite quoi ? fit le macaque.
« Tais-toi, répondit Moussa Moussa en enfonçant la tête du singe dans sa robe.
Le ciel était toujours aussi extraordinairement tranquille et serein, d’un azur immaculé, mais Moussa Moussa sentait quelque chose d’étrange, comme une onde invisible, se profiler du fond de l’horizon, quelque chose qu’il était le seul à percevoir.
La voix du Papinot cent trois résonna à nouveau dans sa tête :
« Tu penses que tout est calme, disait-elle, tu penses que tout va bien. Tu sens sous toi les milliers de battements d’ailes de papillons et tu te prends pour le maître du monde…Pourquoi pas ? Mais là-bas, aux quatre coins de la terre, les vibrations de ton âme se sont répercutées à l’infini, la tempête gronde et tu ne peux rien y faire… »
Et soudain, sans qu’il sache pourquoi, tout devint très clair dans l’esprit de Moussa Moussa.
Et il vit :
Un terrible ouragan se lever dans un Océan qui n’avait plus rien de pacifique.
Il vit une grande baleine engloutir une tortue et un musicien équilibriste, puis les recracher.
Il vit deux chasseurs venant d’une étendue glacée, avec leurs chiens dont l’un émettait des gaz nauséabonds, perdus au milieu d’une mer d’énormes buffles à grosses têtes et à petites cornes.
Il vit un cobra siffler sur un vieux chinois dans un riche palais aux Indes que la mousson allait dévaster.
Il vit une armée de métal rouillé qui allait ravager l’Empire Aztèque et deux perroquets affolés.
Il vit un cheval ailé avoir des difficultés et un petit bonhomme qui voulait des cours de dessins.
Il vit des hommes et des femmes déboussolés.
Il vit des animaux fabuleux.
Il vit que tous n’avaient qu’un seul but…
Et il vit enfin, sur une île inconnue, un drôle d’oiseau un peu rondouillard qui se dandinait. L’oiseau regarda la montre du lapin assis à côté de lui, et il dit :
« Moi, Maurice, et mes autres invités, on veut bien vous attendre encore un peu…Mais pas trop longtemps…
Le thé commence à refroidir… »
***
Chapitre 84.
« Bonne arrivée à Zanzibar ! Bonne arrivée à Zanzibar ! »
Moussa Moussa et le petit macaque étaient à peine descendus de l’oiseau-papillon qu’une foule d’animaux les accueillait avec un enthousiasme délirant. Cette horde d’animaux, colorée et exubérante, était ridiculement vêtue de costumes modernes et, bizarrement, cela n’étonna pas Moussa Moussa.
La foule jetait des pétales de fleurs devant chacun de leur pas et leur envoyait mille baisers de bienvenue.
« Ça change un peu des claquements de mandibules, fit le macaque qui répondait à tous les saluts avec soulagement. Ils ont l’air d’aimer les étrangers par ici…
« J’ai l’impression que c’est surtout toi qu’ils acclament, fit Moussa Moussa.
« Zéphyrin est revenu ! entendait-on de tous côtés. Gloire à Zéphyrin ! criaient des enfants en offrant des plateaux de fruits et des gâteaux au singe qui n’en revenait pas.
« Je me demande s’ils ne te prennent pas pour quelqu’un d’autre ?…
« Tant mieux, tant mieux, fit le petit macaque ravi. Ça me va très bien comme nom « Zéphyrin » ! Merci les amis, merci !… Zéphyrin vous remercie… »
Une escouade d’ânes en uniforme de gendarmes et portant de ridicules casques à plumeaux les arrêta au milieu de cette liesse. Les ânes s’alignèrent au garde-à-vous et le plus gradé d’entre eux se mit à braire, ou plutôt à dire :
« Monsieur Zéphyrin, votre retour est une bénédiction ! Vous êtes attendu avec impatience au palais ! Le roy se fait une joie de vous revoir enfin… »
Il fit une moue en jetant un coup d’œil à Moussa Moussa. «… de vous revoir, vous et votre animal de compagnie, cela s’entend… »
« Ah ah ah…Les choses se remettent enfin en place ! Tu es maintenant mon animal de compagnie Moussa Moussa ! Quel beau royaume que ce royaume de Zanzibar !…
« Tu ne perds rien pour attendre…grogna Moussa Moussa. Et tu devrais te méfier, cet endroit est étrange, tu ne trouves pas ?
« Non je ne trouve pas du tout ! Et Zéphyrin n’a rien à perdre, dit le macaque. Allez, au château et en vitesse, Zéphyrin ne veut pas faire attendre le roy !… »
Dans la salle des royales réceptions, le petit roy aux grandes oreilles les attendait, assis sur son trône. Et en effet il jouait de la trompette, avec son nez.
En bas des marches du trône, une autruche-majordome sonna dans un cornet et annonça :
« Bienvenue aux voyageurs ! Le roy veut bien vous recevoir ! … »
« Ahhhhh enfin te revoilà, s’écria le roy. Il était temps, je m’ennuyais sans mon bouffon favori !…Viens par-là mon champion et rejoins vite ta cage, tes cabrioles commençaient à me manquer. »
Sans qu’il ait pu esquisser le moindre geste les gardes avaient attrapé le macaque et l’entraînèrent vivement à travers les jardins, derrière le palais, jusqu’à une vaste arène en plein air puis l’y déposèrent. La populace bigarrée qui les avait accueillis à leur arrivée était déjà installée sur les gradins et applaudissait à tout rompre en hurlant : « Zéphyrin ! Zéphyrin !… »
Deux grilles s’ouvrirent lentement en grinçant de chaque côté de l’arène et, sous les applaudissements de la foule, douze monstrueux gorilles, des dos argentés, se précipitèrent vers le centre de l’arène. Ils se mirent à tourner autour du macaque en se frappant la poitrine et en poussant des grognements sinistres.
Le majordome prit son haut-parleur :
« Gloire à Zéphyrin le champion !
« Hourra ! cria la foule.
« Et gloire à notre bon Roy : Zanzibabar Premier !
« Hourrah ! Hourrah ! Hurla la foule… »
Une vieille dame s’assit à côté de Moussa Moussa et lui dit en souriant :
« Finalement, ce n’est pas si mal d’être un animal de compagnie… »
***
Chapitre 85.
« Tu as de la chance, je dessine très bien les Sphinx ! dit Giuletta au petit blondinet. Tu m’aurais demandé un mouton j’aurais eu du mal, mais un Sphinx, on peut dire que c’est ma spécialité ! Il faut juste faire attention qu’il ne se sauve pas du dessin, c’est capricieux un Sphinx… Mais dis-donc, qu’est-ce que tu fais là, tout seul sur cette île ?…
« Je ne suis pas seul, répondit l’enfant, j’ai plein d’amis là-dedans ! » Il mit un doigt sur son cœur puis, de ses deux bras grands ouverts il désigna le ciel.
« J’ai plein d’amis aussi là-haut, mais ils ont préféré rester chez eux pour regarder le coucher de soleil. C’est compliqué l’amitié, je sais, on me l’a déjà dit. Moi j’aime bien les nouvelles rencontres, alors je voyage, je saute de planète en planète. J’aime bien la Terre, il y a plein d’îles désertes, plein de déserts, plein de réverbères à allumer et plein de renards aussi. Je n’avais encore jamais vu de cheval avec des ailes. Est-ce que tu voudras bien être mon ami, cheval ailé ?
A force de voyager j’ai un peu perdu de vue ma planète, j’aimerais bien y retourner, un serpent m’y attend. Une rose aussi… Je peux venir avec vous ?
« Pas de problème, fit Giuletta, je répare cette aile et on t’emmène… Si tu te tais un peu… Vous êtes d’accord les amis ? On verra peut-être sa planète en chemin…
« C’est gentil de me demander mon avis, fit le cheval, plus on est de fous plus on hennit, alors pourquoi pas ?…
Roméo, plus dubitatif, faisait non de la tête.
« Oh un petit rat ! fit le gamin, tu veux bien être mon ami, petit rat ?
Dis Madame, tu peux me dessiner un raton ?… »
Ce petit blond avec sa grande écharpe était décidément très bavard.
Ils survolaient maintenant le royaume de France et il n’avait pas arrêté de parler depuis le décollage.
« L’amitié, disait Pégase, exaspéré, est bien une affaire d’humain, nous les chevaux nous ne nous posons pas ce genre de question.
« Tu n’as jamais eu d’amis ? demanda le blondinet, tu dois être triste…
« Je trouve plutôt que c’est toi, qui as soit-disant plein d’amis, qui est triste. Si c’est ça l’amitié alors merci, je n’en veux pas ! Il est vrai qu’une fois, c’était il y a bien longtemps, je me suis lié… comment dire ?… je me suis lié de sympathie avec une jument tout à fait merveilleuse. Elle n’avait pas d’ailes sur les flancs mais une superbe et unique corne blanche sur le museau. Nous formions un beau couple c’est vrai…
« Et alors ? demandèrent ensemble le petit blond et Giuletta.
« Et alors…Ça n’a pas duré très longtemps. Le train-train quotidien a eu raison de notre… sympathie ! Elle a fini par s’ennuyer et finalement elle m’a quitté pour un centaure. Et moi j’ai rencontré le Minotaure ! Enfin c’est la vie hein… Mais trêve de bavardage, nous allons bientôt atterrir… Oh mais regardez plutôt en bas…
« Quoi quoi ? fit l’équipage.
« Voyez, tout là-bas ce grand géant qui nous fait signe ! Ce n’est pas un ami mais c’est une vieille connaissance. Et à côté, qui le suit, voyez ce berger qui mène un troupeau de brebis. Vous allez voir elles vont toutes sauter dans le vide… Plouf ! Qu’est-ce que je vous disais… Salut Pantagruel ! Bonjour Panurge ! Toujours à faire les clowns ?…
« Ils pourraient peut-être me dessiner un… essaya de dire le petit blond.
« Noooon ! hurla Pégase, personne ne te dessinera un mouton !… »
Ils se posèrent bientôt, à un battement d’ailes de cheval plus loin.
Près d’un lac isolé, dans une sombre forêt de Bretagne.
Sombre mais très enchantée.
Un magicien et une fée les y attendaient.
Deux chats miaulaient à leurs pieds.
Le premier chat avait de grandes bottines et dit :
« Je suis enchanté ! »
Le second ne parlait qu’anglais alors il ne dit rien.
Il ne faisait que sourire…
***
Chapitre 86.
La fée et le magicien chuchotaient entre eux pendant que Pégase se désaltérait dans l’eau du lac.
« Ne vous gênez pas surtout, fit la fée, ce n’est que l’endroit où je dors ! » Elle se tourna vers Giuletta. « On aura vraiment tout vu à Brocéliande ! Enfin, il faut vivre avec son temps n’est-ce pas ? Ainsi c’est vous la « fille au Sphinx » ?
Le blondinet l’interrompit :
« Dis madame la fée, tu ne pourrais pas me dessiner un…
« Non je ne peux pas, dit la fée, ce que nous pouvons faire en revanche c’est vous aider à continuer votre route… Nous, c’est-à-dire moi et mon collègue enchanteur ici présent. Il est un peu vieux, 756 ans aux prunes, un peu dur de la feuille, sa mémoire est fluctuante mais il se souvient encore de quelques belles formules magiques, pas vrai, Marcel ?
« Qu’est-ce que tu dis Roxanne ? bafouilla Marcel l’enchanteur.
« C’est triste, il me prend pour ma cousine, une fée dont il était épris il y a fort longtemps et qui avait très mauvais caractère. Moi c’est Suzanne, Marcel ! SU…ZA…NNE !… bon tant pis… est-ce que tu peux faire un petit tour de magie à ces messieurs-dames pour leur montrer de quoi tu es encore capable ?
DE QUOI TU ES…CA…PA…BLE !…
« Ah oui… Un petit tour, bredouilla le vieux magicien, voyons voir… qu’est-ce que vous dites de ça ?… » Il sortit de sa manche une baguette de pain, la brandit au-dessus de sa tête et s’exclama :
« Supercalifragilistiexpialidocious ! »
Le blondinet se transforma en crapaud.
« Cornegidouille et salsepareille ! soupira la fée, ce truc ne marche plus depuis longtemps mon pauvre Marcel… »
Elle déposa un baiser sur la tête du crapaud et celui-ci se rechangea en garçonnet casse-pied.
« Bon, fit elle, laissez-moi plutôt vous présenter deux félins de premier ordre.
« Miaou ! » fit le premier chat qui était fort botté.
« Miaow ! » fit le second chat dont on ne voyait que le sourire.
Le premier chat dit en saluant cérémonieusement :
« Mes hommages gente dame ! Mon maître, le marquis de Calebasse, m’appelle le Chat Bottines, mais vous pouvez m’appeler simplement : Bottines… Ma petite griffe me dit que vous avez un Sphinx à retrouver.
Votre route est encore longue mais broutilles que tout cela ! Nous sommes, comme vous le savez, céans en Petite Bretagne. Vous allez devoir faire un saut de puce jusqu’à l’autre Bretagne, la Grande, là-haut… »
Il regarda Pégase qui continuait à s’ébrouer dans l’eau.
« Malheureusement vous ne pouvez y emmener votre canasson, les chevaux ailés sont très mal vus en Calédonie et, hélas, c’est précisément là où vous devez aller. Là-bas ils mangent la panse de cheval farcie avec de la sauce à la menthe ! Quel manque de goût n’est-t-il pas ? Bref c’est ballot mais il devra rester ici… »
Il jeta un coup d’œil au blondinet et à Roméo et fit la moue.
« Ces deux-là en revanche, vous pouvez les emporter sans problème… »
Puis le Chat Bottines se pencha et à la grande surprise de Giuletta, enleva ses bottines et les lui tendit…
« Tenez, dit-il, c’est cadeau ! Ici à Brocéliande nous avons réponse à tout ! Essayez-les, vous allez m’en dire des nouvelles. Ces bottines de sept vieux m’ont été données par sept sorciers d’un autre âge, elles sont évidemment ensorcelées. Si vous les chaussez, d’une seule enjambée vous serez transportée près d’un autre lac où quelqu’un de très particulier vous indiquera le moyen pour aller jusqu’à….
« Miaow miaow… fit le second chat.
« Oh pardon cher Cheshire, j’allais t’oublier ! Les calédoniens ont un accent à couper à l’épée et ce chat sera votre traducteur, en plus d’être fort souriant.
« Et ce lac, demanda Giuletta en enfilant les bottines, il se trouve où exactement ?
« Ah vous allez adorer l’endroit ! Typique, brumeux à souhait, mélancolique au plus haut point et très romantique vous verrez. Pour une artiste telle que vous ce sera une véritable source d’inspiration. Ce lac se trouve dans le Comté de Ness, on l’appelle : le Lac Ness… »
***
Chapitre 87.
Les bottines de sept vieux étaient très performantes.
Guiletta passa de la Petite à la Grande Bretagne en moins de temps qu’il ne lui en fallut pour dire à Roméo de ne pas trembler, au blondinet agaçant de se taire et au chat d’arrêter de regarder Roméo en riant bêtement.
Giuletta était triste d’avoir dû laisser Pégase à Brocéliande mais la fée lui avait assuré que certains chevaliers siégeant autour d’une table circulaire seraient ravis d’avoir un tel destrier pour leurs futures chevauchées, aussi s’était-elle consolée de savoir Pégase entre de bonnes et chevaleresques mains.
Ils venaient d’arriver au bord du mystérieux Loch.
Giuletta déposa sa petite troupe près de la rive où de fines vaguelettes venaient clapoter doucement. Dans cette ambiance curieusement ouatée on n’entendait aucun son. Cette absence de bruit en devenait inquiétante, même le blondinet n’osait ouvrir la bouche, Roméo tremblait de plus en plus, le chat ne souriait plus du tout.
La pluie pénétrante qui tombait sans discontinuer et les lourdes brumes qui enveloppaient le loch auraient pu convenir à la nature mélancolique de Giuletta si cette atmosphère oppressante n’avait pas dégagé quelque chose d’infiniment sinistre. Elle se disait que ça aurait pu faire un arrière-plan tout à fait convenable pour un portrait de Sphinx, ou de tout autre animal fantastique, quand soudain…
Tic-tac…Tic-tac…
« Vous n’entendez pas comme un bruit de montre ? murmura le blondinet,
Tap tap tap…
« Vous n’entendez pas quelqu’un qui court ? continua-t-il,
« Je vais être en retard, je vais être en retard ! s’écria un lapin blanc émergeant du brouillard et courant comme un lapin dératé. Il consulta fébrilement sa montre à gousset et, découvrant subitement Giuletta, le blondinet et Roméo, s’arrêta net.
« Ah mais vous êtes déjà là ! dit-il, parfait, parfait ! Il jeta encore un coup d’œil à sa montre puis aperçut le chat dans une branche au-dessus de lui.
« Tu es là aussi Old Chap’, tant mieux, je me sentirai moins seul sur le dos de… mais nous n’avons plus une seconde à perdre… la reine ne serait pas contente si elle savait que… Il est tout juste temps d’embarquer ! Il faut monter à bord, lever les amarres, grimper sur le dos de…
« Pas encore, pas encore, attendez une seconde ! fit une voix dans la brume.
La brume s’évapora lentement et l’on vit apparaître un petit homme barbichu, tout de noir vêtu, une fraise blanche autour du cou, qui finissait d’écrire avec une longue plume d’oie sur une écritoire posée sur ses jambes croisées.
Il posa sa plume et leva la tête.
« Tiens, le poète ! fit le lapin pressé, vous êtes là aussi ? Vous allez embarquer avec nous ?
« Pas du tout, pas du tout mon ami, fit le poète en souriant, je suis juste là pour donner quelques dernières recommandations avant l’ultime voyage…
Qui d’autre que moi pourrait le faire en de telles circonstances ?
Mais je vois que tu n’es pas seul. Qui sont tes amis ? Le sourire félin qui apparaît et disparaît, lui je le connais, mais les autres ?… »
Giuletta, qui ne s’étonnait plus de rien depuis longtemps, se présenta :
« Giuletta, peintre florentine et son amour de rat, Roméo…
« Giuletta et Roméo, fit le poète, quelle belle association… Ça me donne une idée pour plus tard… et le petit blond là… qui est-ce ?
« Tu pourrais me dessiner un cheval, monsieur le poète, demanda le petit blond.
« Ahhhh, fit le poète perdu soudain dans ses pensées, mon royaume… mon royaume pour un cheval… Non, je ne peux pas ! Mais revenons à nos dragons…
Mes amis, mes amis…
Vous allez entreprendre une dernière traversée,
au bout des flots furieux est votre destinée,
Après de pieux efforts et quelques sacrifices,
Inutile de le nier, votre but, c’est Maurice !
Mais avant tout il va falloir dormir,
roupiller, faire dodo, ronfler, vous assoupir
contre vents et marées, contre monts et merveilles,
nimbée est votre vie de songes et de sommeil…
Le poète se tut.
Un gigantesque cou émergea de l’eau et Nessie, le monstre du Loch Ness, approcha sa grosse tête de la berge. Comme des somnambules, Giuletta, Roméo, le blondinet, le lapin pressé et le chat souriant montèrent sur le dos du monstre et s’assoupirent aussitôt.
Le monstre fit un clin d’œil au poète, plongea et disparut.Le poète reprit sa plume et se remit à écrire.
Car sommeiller, il vous faudra sans trêve.
Vous êtes de l’étoffe dont nous faisons les rêves…
***
Chapitre 88.
Chez Abdûl Karambhâr, père et fils.
Maison sérieuse recommandée par la guilde du vent depuis la naissance de Vishnou. Construction et vente de boutres, de jonques, de dhows et de tapis volants. Modèles de qualité pour toutes les bourses, de préférence pour les plus grosses, mais on peut faire un effort pour les petites…
C’est exactement ce que je cherche se dit Tchang-Lu, devant la réclame accrochée à la porte rafistolée de l’entrepôt caché au fond d’une ruelle du port de Mangalore, sur la côte de Malabar.
Puisque tout indiquait qu’il devait prendre la mer pour retrouver son pangolin, c’est sur les persiflantes recommandations du cobra du Maharadjah de Salhâmandragore qu’il était descendu tout au sud des Indes et s’était mis en quête d’une embarcation.
« Pourquoi embarquer ? s’exclama avec dédain Abdûl Karambhâr père, (à moins que ce ne fut le fils), après que Tchang-Lu lui eut exposé ses besoins.
Un voyageur moderne tel que vous doit choisir l’avenir, et l’avenir mon Prince, ce n’est pas l’eau ! C’est l’air, l’air et la magie…
« Tout à fait, tout à fait, renchérit Abdûl Karambhâr fils, (à moins que ce ne fut le père), l’air et la magie ! On peut dire que c’est votre jour de chance car nous venons justement de rentrer le tout dernier modèle de tapis volant superkrishna à injection ! Ce tapis volant est fait littéralement pour vous, voyez plutôt : freinage automatique incorporé dans les fils de soie, toit ouvrant sur le vide, coussins d’air à volonté, possibilité d’emporter son éléphant, diffusion d’encens par jet continu, GPS (Géolocalisation Par Shiva) intégré, et, cerise sur le kulfi : air-bhagavad-gita à l’avant et à l’arrière !… N’est-ce pas que c’est une merveille ? Bon, il y a un petit bémol, la couleur safran est en option, mais… »
Il fit un clin d’œil à l’autre Abdûl qui lui rendit son clin d’œil.
«… si vous vous décidez tout de suite, je pense que nous pouvons faire un petit quelque chose, pas vrai fils ?
« Non, moi je suis ton père, fils ! dit Abdûl père.
« Ah bon, tout le monde peut se tromper, père ! dit Abdûl fils.
« Mais on peut tout de même vous faire une petite ristourne, clamèrent-ils en chœur.
« Magie… tu parles d’une magie !… Magie du commerce, oui… » se dit Tchang-Lu en ressortant du magasin avec son tapis sous le bras.
De toute façon il n’avait plus guère le choix.
Tout en marchant il consulta le mode d’emploi que les marchands lui avaient glissé dans la poche.
« D’habitude pour le mode d’emploi il y a un supplément », avait dit l’un des deux Abdûl. L’autre avait ajouté qu’il fallait parfois se montrer généreux et que sûrement ils allaient regretter cette prodigalité mais qu’ils étaient comme ça, eux, les Abdûls, désintéressés et charitables, et que sûrement ils finiraient un jour ruinés par tant de largesse mais qu’on ne pouvait pas changer la nature humaine, puis ils avaient poussé Tchang-Lu dehors en lui souhaitant bon vent. Ils avaient ensuite vivement refermé la porte de la boutique derrière lui en bouclant la serrure à double tour.
Malheureusement le mode d’emploi n’était pas écrit en hindi.
Encore moins en chinois.
Il était écrit en hollandais…
Tchang-Lu comprit alors deux choses.
La première, c’est qu’il venait de se faire arnaquer par les deux Abdûl.
La seconde, c’est qu’il avait entre les mains un tapis hollandais volant !…
Il se dirigea vers la plage la plus proche…
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Chapitre 89.
« Veuillez rentrer… bzzzz… le mot de passe… xzzz… je répète…Veuillez… bzzz… rentrer… xzzz… le mot de passe ! »
Tchang-Lu n’en pouvait plus !
Il voulait bien escalader l’Himalaya, soigner des tigres en mal de rayures, parlementer avec des panthères blanches, se faire piquer par des grenouilles venimeuses, risquer sa vie avec des joueurs psychopathes, mais là c’en était trop…
Il savait que sa quête arriverait bientôt à son terme et il avait, depuis le début de son voyage, surmonté toutes sortes d’épreuves, fait d’invraisemblables rencontres, fait preuve de sagesse, de diplomatie et de la patience de cinq cents Bouddhas mais, se faire rembarrer par un tapis volant, hollandais de surcroît, c’est-à-dire fantomatiquement bourré de technologie moderne, qui ne voulait pas démarrer parce que le mot de passe était incorrect, ça c’était au-dessus de ses forces…
Il avait pourtant essayé tous les mots magiques en sa possession.
Abracadabra… Shazam… Hocus Pocus… Higitis Figitus… Bibidi Bibidi boo… Wingardium Leviosa… Sésame-ouvre-twa…
Aucun n’avait fonctionné et ce damné tapis ne voulait toujours pas voler !
A bout de patience il allait abandonner lorsqu’il s’était soudain souvenu des derniers sifflements du cobra.
Cela avait quelque chose à voir avec un nom, mais quel nom ? Il n’en était plus très sûr mais il pouvait s’agir d’un nom avec un S… Alors il essaya tous les noms qui lui passèrent pas la tête :
Souad ? Sankar ? Sajit ? Sumesh ? Hassan ? Hossein ? Mitsou ? Mitsi ? Sun-Sou ? Tsou-Tsou ? Tsi-Tsi ? Mitsi ? Mitsou ? Mistigri ? Missouri ? Mississipi ? Massoud ? Mouss-Mouss ? Moussa-Moussa ? Saucisse ?…
MAURISSSE !…
« Ben voilà… bzzz… c’est pas compliqué… xzzz… bonne réponse… Maurice… code accepté !… prêt pour le décollage… bzzzz… Mais avant voici un message de votre… xzzz… commandant de bord : »
Un nuage poussiéreux s’éleva d’un coin du tapis et un ectoplasme coiffé d’une casquette loqueteuse se matérialisa devant Tchang-Lu et déclara d’une voix d’outre-tombe de pilote :
« Wilkomen ! Je suis votre… Xzzzz… commandant de bord Pruit Von Pruitenbrouck ! Le vol 999 à destination de… Xzzzz… fera une brève… bzzzz… escale sur l’île de… Xzzzz… pour un ravitaillement de… fils de soie… bzzzz… et devrait durer environ… xzzzzz… heures… sauf incident… prière d’attacher vos… xzzzz… babouches… départ imminent… »
Le tapis décolla comme une flèche en direction de la pleine mer.
Tchang-Lu eut juste le temps de déchiffrer, au centre du tapis,
une inscription sibylline et des nombres qui s’étaient matérialisés un très court instant puis s’étaient aussitôt effacés.
Des chiffres sans queue ni tête de pangolin et qui pour lui ne voulaient absolument rien dire.
20°10’S
57°30’E
Le tapis volant savait très bien de quoi il était question et fila droit au sud-est…
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