Chapitre 71.
Avant que Tchang-Lu n’ait pu esquisser le moindre geste, le babouin…Enfin, le Maharadjah de Salhâmandragore…lui avait agrippé ses trois fins poils de barbe, et les triturait en tous les sens en grimaçant de façon grotesque.
Ce que le Maharadjah…Enfin, le babouin de Salhâmandragore…ne savait pas, c’est que Tchang-Lu avait, pendant sa jeunesse, reçu une inflexible formation au Monastère du Lotus Noir Qui Jamais Ne Rigole. Il avait même reçu le titre de « Boudeur de troisième catégorie ». Les grimaces du babouin n’eurent donc aucun effet sur lui, en revanche pendant son instruction il avait aussi appris, afin de se défendre contre toute agression de plaisanteries intempestives, quelques bottes secrètes qu’il comptait bien mettre en pratique.
Le babouin s’escrimait donc à loucher et à tirer la langue, qu’il avait fort violette, à qui mieux mieux, et commençait à s’énerver…
« Tu vas finir par rire vieux fou !…Personne ne résiste à mes mimiques… » Lorsque Tchang-Lu leva la main.
« Au fait, cher Maharadjah, saviez-vous que dans votre magnifique jardin tout à l’heure j’ai vu une chose extrêmement curieuse ?
« Quelle chose ?…bougonna l’autre.
« Il y avait deux autres babouins comme vous, l’un était en haut d’une échelle, et l’autre en bas qui tenait l’échelle. Ils avaient l’air un peu fous tous les deux.
Celui d’en haut cueillait des noix de coco. Celui d’en bas lui dit : « Accroche-toi à la noix de coco, j’enlève l’échelle… » Tchang-Lu se tut.
« Et c’est tout ? demanda le babouin.
« C’est tout, fit simplement Tchang-Lu.
« Ce n’est pas drôle…Pas drôle du tout…C’est même complètement idiot…
« Vous trouvez ?
Le babouin pencha la tête. Il lâcha la barbichette du vieux chinois et se gratta le menton.
« Accroche-toi à l’échelle ? murmura-t-il…C’est vraiment…vraiment…. »
Un petit rictus apparut au coin de sa bouche.
« Oui vraiment c’est… »
On voyait bien que, les yeux dans le vague, le babouin réfléchissait intensément. Puis sa bouche s’élargit, et s’élargit encore. Une larme, puis deux se mirent à couler et finalement, ne pouvant plus se retenir, il éclata d’un rire monumental et se roula par terre.
« Ah ah ah…Accroche-toi à l’échelle…c’est…c’est…
« C’est la fin du jeu, pauvre crétin ! Hurla le majordome qui venait de réapparaître. Il brandit son sabre, coupa vivement les oreilles du babouin.
Puis dans la foulée, le reste de sa tête…
Il rangea le sabre dans son fourreau, donna un coup de pied au babouin, soupira et s’assit en face de Tchang-Lu.
Il ôta son turban et lui dit :
« Décidément tu es vraiment très fort ! Je m’excuse de t’avoir mésestimé cher Tchang-Lu. Les tigres m’avaient prévenu mais je voulais en avoir le cœur net. …Alors, que puis-je pour toi ?
Tchang-Lu sourit et fit une révérence.
« Mes hommages, cher Maharadjah de Salhâmandragore !
C’est très simple votre excellence, je suis simplement à la recherche de mon pangolin…
« Ah oui, c’est vrai, ton pangolin….
Le Maharadjah prit une profonde inspiration. Il se pencha vers Tchang-Lu, le regarda dans le fond des yeux et lui dit gravement.
« Est-ce que tu as déjà entendu parler de Maurice ?… »
***
Chapitre 72.
« Ah si j’étais plus jeune, fit le Maharadjah de Salhâmandragore en conduisant Tchang-Lu, bras-dessus bras-dessous comme deux vieux amis, dans les jardins du palais désert. Je serais bien parti avec vous. Faire le Pacha dans ce grand palais sans adversaire à mon niveau et sans personnel qualifié, c’est d’un ennui…»
« Le sage a dit : « Le vautour s’ennuie quand la belette batifole, énonça Tchang-Lu.
« Mais le fou a dit : « Au diable la belette tant qu’il y a des lapins !» répondit le Maharadjah.
« Le sage a dit aussi : « Encore faut-il que les lapins soient gras. »
« Le fou prend le sage en F4 ! s’écria le Maharadjah. Il dévore les lapins, le vautour et le sage ! Echec et mat !…Hummm…Je vous demande pardon, c’est plus fort que moi, l’enfer du jeu me reprend assez vite…Où en étions-nous cher hôte inestimable ?
« Comme je vous le disais mon pangolin a quitté le tableau que je venais de finir pour l’Empereur et a disparu dans la nature et…
« Ah oui, toujours ce fichu pangolin… »
Perdu à nouveau dans ses pensées le Maharadjah fit quelques pas puis, pris d’une soudaine intuition, s’arrêta subitement. Il lâcha le bras de Tchang-Lu et se baissa derrière un bosquet d’hibiscus dont il extirpa, en se relevant, un antique tapis à clous rouillés qu’il déroula avec difficulté sur le sol.
« Ca fait longtemps que je ne l’ai pas utilisé, j’espère qu’il marche encore…Quand je ne balaie pas les couloirs du palais il m’arrive de faire aussi office de fakir voyez-vous. Ce n’est pas pour me vanter mais je suis assez doué pour marcher sur les braises. Et donc la vision que j’ai eu il y a quelques nuits d’un dénommé Maurice qui devrait être la clef de tout ce mystère autour de votre pangolin pourrait, je l’espère, être révélé grâce à ce tapis. Voulez-vous m’aider je vous prie ? Voilà, c’est parfait…Et surtout, quoi qu’il arrive, vous ne dites rien !… »
Il se déshabilla, donna ses affaires à Tchang-Lu et sans attendre s’assit brusquement en tailleur sur le tapis.
Evidemment il se mit aussitôt à pousser des « Ouille ! » et des « Aïe ! » retentissants. Puis des : « Mais qu’est-ce qui m’a foutu des clous aussi piquants ! C’est la dernière fois que… » Mais, aussi rapidement qu’il s’était mis à hurler, ses cris s’arrêtèrent et, comme par enchantement, un panier d’osier se matérialisa devant lui. Il avait maintenant une flûte dans les mains, ses yeux étaient révulsés, il était visiblement en transes et se mit à jouer frénétiquement de la flûte.
La trappe du panier s’ouvrit et un énorme cobra en sortit…
Le cobra s’éleva dans les airs, se positionna nez à nez avec le Maharadjah, se dandina lentement puis, d’une voix étrangement sifflante, susurra :
« Le sssage a dit : « Sssi le pangolin sss’est sssauvé sssans souci, c’est pas pour sssimuler la courssse en sssac mais c’est pour sssurnager ! » Et le sssage a dit encore : « Et sssi c’est pour sssurnager rien ne sssert de sssortir de la dernière moussson pour sssavoir quelle direction il sssuit !… »
Le Maharadjah continuait à jouer désespérément de la flûte.
Tchang-Lu, pétrifié, ne bougeait toujours pas. Le cobra se tourna vers lui et lui dit :
« Sssombre sssot, le sssage n’a plus rien à sssouffler mais comme tu m’as l’air sssérieusement sssimplet, encore un ssson :
« Sssaute-toi à l’eau et pissste Maurice !…
« J’peux pas mieux sssiffler… »
***
Chapitre 73.
« Tout le contraire ?…Qu’est-ce que ça veut dire ? » se demandait depuis plusieurs heures Tulurgglurkuk en caressant négligemment la tête de Chien-qui-pète qui ronflait comme un bienheureux.
« Ca veut dire qu’il faut penser le monde à l’envers, lui répondit une voix au fond de son crâne. » Il ne fut pas surpris de reconnaître celle de Tanarak.
A vrai dire depuis qu’il avait quitté son igloo tellement de choses étranges étaient arrivées que plus rien ne l’étonnait. Il se laissait porter par les évènements et les rencontres et même s’il ne comprenait pas toujours tout son esprit pratique et le fond d’optimisme qui l’avaient toujours maintenu debout au plus fort des tempêtes prenaient finalement le dessus. D’ailleurs la rencontre avec cette Tanarak n’avait pas que de mauvais côtés. Il n’avait pas encore fait la liste des bons côtés mais il était sûr qu’il devait y en avoir au moins un…
Et maintenant voilà qu’elle lisait dans ses pensées et lui répondait. Quelle femme surprenante!… »
« Le monde à l’envers ? pensa-t-il. Il faudrait faire quoi ? Marcher sur la tête, dormir le jour, chasser la nuit, respirer par en bas, pisser par le nez ?…
« Que tu es bête, répondit Tanarak, vois un peu plus loin pour une fois…Ca veut dire que parfois le blanc n’est pas blanc, mais noir ! Que ce qui te semble vrai un jour peut se révéler totalement faux le lendemain. Que le lendemain, c’était hier. Qu’hier n’est pas encore arrivé. Que quelque part, il y a un « toi » inversé qui fait tout le contraire de toi, mais qui est toi quand même ! Que tu existes mais que tu n’existes pas. Pareil pour tout ce qui t’entoure. Chien-qui-pète est un autre chien qui n’a jamais pété. Ton pingouin lent est en vérité un pingouin rapide…peut-être que….
« Arrête !…Je ne comprends rien à ton charabia…ma tête va exploser !…
« Mais non elle ne va pas exploser, elle est bien trop solide ta tête ronde, ricana Tanarak, mais il faudra tout de même qu’elle digère deux ou trois petites choses que nos ours-totems nous ont appris avant de s’éclipser :
Nous devons passer de l’autre côté du monde, c’est-à-dire de l’autre côté du globe, avoir la tête en bas en somme. Nous devons quitter la terre ferme et aller vers l’eau, voyager sur l’eau. Nous ne serons plus seuls dans notre quête, d’autres chasseurs seront du voyage. Ils cherchent aussi des animaux qui existent, ou qui n’existent pas, ou qui n’existent plus…Un jour viendra où nous nous retrouverons tous…quelque part…
« Ce quelque part, il existe vraiment ?…
« Nous le saurons quand nous y arriverons…Pour l’instant il nous faut continuer vers le Sud, vers les grandes plaines verdoyantes à la rencontre d’autres animaux fabuleux et farouches. Ces animaux sont en grand nombre, ils sont une multitude, mais pas pour longtemps, un jour viendra où eux aussi vont disparaître.
Le peuple qui vit avec eux, leurs gardiens, détient un grand savoir et nous indiquera le chemin jusqu’à la grande eau. Ce sont nos lointains cousins, ils vivent dans des igloos pointus et pas du tout ronds qui ne sont pas fait de glace mais en peaux de bêtes. Ils sont paraît-il très accueillants mais peuvent se montrer susceptibles. Sachant que parfois tu peux commettre des bourdes plus grosses que toi il ne faudra pas que tu te moques de leur couleur de peau.
Tu pourrais te retrouver attaché à un poteau, et ton bidon, dont tu es si fier, pourrait bien finir découpé en fines lamelles de viande séchée…
« Pourquoi, ils sont de quelle couleur ces cousins ?
« Ils ont la peau rouge…très rouge !… »
***
Chapitre 74.
Plus au Sud, toujours plus au Sud.
La neige, la bienveillante neige, n’était déjà plus qu’un lointain souvenir…
Il avait fallu enlever quelques épaisseurs de fourrure ; le froid, qui avait tenu lieu de cocon à Tulurgglurkuk pendant toute sa vie antérieure, avait peu à peu fait place à une sensation jusque-là inconnue. Il faisait chaud…
Les deux inuits avaient laissé à regret repartir le turbo-morse vers le Nord et, précédés de leurs chiens, couraient, maintenant à grandes enjambées à travers d’immenses étendues d’herbes grasses et dorées.
Tulurgglurkuk se disait que la course, au côté de Tanarak, était devenue pour lui comme une seconde nature. Courir sur la glace, courir sous les arbres, sur la taïga désertique et maintenant sur cette terre fertile et inconnue lui procurait la même quiétude. Si elle le lui demandait, il voulait bien apprendre à courir la tête en bas. Cette idée le fit sourire et il se tourna pour la regarder…
Il ne vit donc pas l’énorme masse brune qui se trouvait juste sur sa route et il rentra dedans de plein fouet. La masse brune ne broncha pas d’un poil (qu’elle avait en grand nombre et frisé), hocha la tête (qu’elle avait énorme), secoua ses cornes ( au nombre de deux ) et poussa un long mugissement ( qu’elle avait caverneux ) par ses deux gros naseaux ( qu’elle avait fumants).
Les petits yeux étonnés de la masse brune contemplèrent placidement le pauvre Tulurgglurkuk qui gisait tout aussi étonné, mais complètement assommé et les quatre fers en l’air. Tanarak, plus vive que son compagnon, s’était arrêtée net à quelques centimètres d’une autre grosse tête brune. Les deux chiens étaient revenus se cacher derrière Tanarak en grognant, car les deux grosses têtes étaient devenues une centaine et les encerclaient maintenant ; piétinant et meuglant et soufflant et se rapprochant insensiblement. Tanarak et Tulurgglurkuk allaient bientôt être écrasés lorsqu’un cri perçant stoppa net l’avancée des énormes bêtes.
Une voix majestueuse s’éleva au-dessus de la masse menaçante.
« Ugh ! Arrêtez-vous frères Tathanka ! Ces deux êtres humains aux yeux de lune et à la peau jaunâtre ne sont pas nos ennemis. Le Grand Esprit m’avait prévenu de leur visite. On ne touche pas aux chiens non plus, enfin pas encore… »
« Trop aimable, grogna Chien-qui-pète…
« Non, pas trop aimable, gronda la voix, simple mesure de précaution, nous prélèverons d’abord un morceau de ton foie. S’il est infect nous le jetterons aux vautours sinon nous ferons un festin avec le reste…
« Si j’étais toi je me tairais et je ne penserais plus à rien, murmura Chienne-qui-ne pète-jamais à son collègue tremblotant. Ils n’ont pas l’air commode par ici… »
La voix ténébreuse reprit :
« Tu as raison en effet, Chienne-qui-n’a-pas-sa-langue-dans-sa-poche-mais-qui-devrait-faire-attention-car-nous-adorons-manger- les-langues-séchées-des-chiennes-trop-moqueuses ! Ce sera ton nouveau nom désormais !… »
Chienne-qui-ne-pète-pas rentra les oreilles et s’aplatit par terre.
« Mais Chienne-moqueuse est un bon diminutif aussi, reprit la voix amusée. Et, pour te rassurer, je dois t’avouer que nous sommes, nous aussi, un peuple moqueur et, quand on ne massacre pas nos frères à cornes, très accueillants ! Alors soyez tous les quatre les bienvenus sur les terres sacrées du Peuple des sept feux ! »
Un guerrier de haute stature, à la peau rouge et au visage en lame de couteau, la tête auréolée d’une impressionnante coiffe de plumes d’aigle surgit du troupeau. Il était presque nu à l’exception d’un pagne. Il croisa ses bras musculeux sur sa poitrine et continua :
« Vous allez me suivre jusqu’à mon tipi, j’ai des choses à vous révéler. Je me nomme, enfin avant je me nommais : « Aigle-attentif-à-la-course-des-bisons »
« Pourquoi avant ? demanda Tanarak. Vous vous nommez comment maintenant ?
« C’est justement ce que j’ai à vous révéler, fit le guerrier.
Car maintenant l’on me nomme : « Aigle-attentif-à-la-course-du-pingouin »….
***
Chapitre 75.
« Aigle-attentif-à-la-course-du-pingouin » aspira une longue bouffée puis passa le calumet à Tanarak, qui le passa à Tulurgglurkuk qui, évidemment, s’étouffa en voulant tirer trop hâtivement sur la pipe.
Le tipi du grand Chef était enfumé et plein de monde. Toute la tribu avait voulu voir ces « cousins du Nord » qui menaient la chasse après l’étrange oiseau sans ailes qui avait tant effrayé les frères bisons lors de son passage. Tous avaient leur avis à donner sur la question, le brouhaha était total.
« Aigle-attentif-à-la-course-du-pingouin » présenta alors aux deux inuits un vieux sage tout ridé, assis en tailleur sur une natte.
« C’est notre sorcier, dit-il, il s’appelle : « Aigle-qui-a-des-visions-mais-qui-ne-les-comprend-pas-toujours ». Le sorcier, qui avait la tête recouverte d’une demi-tête de bison, leva la main. Le silence se fit instantanément.
« J’ai eu une vision, commença-t-il d’une voix chevrotante.
« Encore une…fit un jeune guerrier moqueur.
« J’ai eu d’abord la vision d’un tomawak qui fendait le crâne d’un jeune guerrier moqueur, continua le vieux sorcier en abattant sa hache sur la tête du jeune guerrier qui n’allait plus être moqueur avant longtemps…Puis j’ai eu une autre vision…Celle de cet oiseau bleu et lisse au petit bec jaune qui avait des ailes de moineaux et des pattes plates et qui avançait comme un escargot mais filait comme le vent…
« C’est bien mon pingouin, fit Tulurgglurkuk.
« Ugh ! fit l’assemblée.
« …Oui , Ugh ! continua le sage. Et donc cet oiseau, nommé pingouin dans ma vision, se dirigeait vers l’Ouest en direction de la grande eau car…
« Ugh ! fit encore l’assemblée.
« …Ugh mes frères…grommela le sorcier qui commençait à s’énerver, je disais donc que dans ma vision, ce pingouin devait traverser une île au milieu de nulle part…
« De nulle part ?…
« Oui, de nulle part…et dans cette île au milieu de nulle part ce pingouin allait rencontrer des petits guerriers complètement perdus, un caïman stupide et un homme au nez crochu qui n’avait qu’une seule main. Ensuite le pingouin repartait pour…
« Ugh ! Ugh !….
« Bon ça suffit ! hurla le sage qui n’était plus du tout sage, le premier qui redit encore « Ugh ! » tâtera de la sagesse de mon tomawak !… »
Les guerriers se firent tout petits.
« Donc, fit en se levant lentement « Aigle-qui-a-des-visions-qu’il-ne-comprend-pas-toujours-mais-ça-ne-l’empêche-pas-d’en-parler-même-quand-il-s’énerve » , pour retrouver votre pingouin, vous devez vous diriger vers l’Ouest et aller au bord du monde.
Nous vous y accompagnerons et nous vous construirons un long canoë puis nous implorerons les esprits protecteurs pour veiller sur vous lorsque vous irez sur la grande eau…Et c’est tout ce que nous pouvons faire pour vous… »
Les deux inuits se levèrent aussi, saluèrent le vieux sorcier et le remercièrent chaleureusement. En guise de reconnaissance, Tulurgglurkuk proposa même d’échanger Chien-qui-pète contre plusieurs tomawaks mais les guerriers refusèrent poliment.
«Au fait, je me demande, ajouta « Aigle-qui-a-des-visions-vraiment-très-confuses-mais-qu’est-ce-qu’on-peut-y-faire ? »…
Si je vous dis : « Maurice »…Est-ce que ça vous dit quelque chose ? »
***
Chapitre 76.
Conférence internationale en alexandrins sur l’importance et l’usage des vents à l’intérieur et à l’extérieur du ventre d’une baleine.
Intervenant : Lulu tortue luth.
Participant à titre consultatif : Billiwong Billidong
Orateurs : Johnny ; le Cap’tain ; le petit garçon en bois
Médiateur : le Koala
Lulu ( sentencieuse ) :
Je demande le silence en tant qu’intervenant,
Car il nous faut débattre de tous ces ouragans !
L’heure est grave messieurs, et de cette grosse bedaine
Nous devons nous extraire et adieu la baleine…
Il n’y a qu’une solution, et elle est capitale,
Servons-nous de la brise ou alors du Mistral !…
Johnny ( bougon ) :
Le Mistral connais pas ! Est-ce un vent d’aujourd’hui ?
Est-il aussi furieux que le fou Makani
Qui plongeait, de mon temps, direct sur Hawaï,
Hurlait à pleins poumons et en faisait des tonnes,
Et valait, à mon sens, tous les plus gros cyclones ?
Le Koala ( conciliateur ) :
Un vent en vaut un autre, là n’est pas la question,
Quelle importance qu’il soit zéphyr ou aquilon ?
Il convient de savoir, en ce moment extrême,
Si on adopte la bouse ou on choisit la crème !
Billiwong Billidong ( levant la main )
Personnellement, j’opte pour les vents doux,
Mon choix se portera sur mon didgeridoo !
Je pourrais en souffler pour nous sortir du trou
Et nous mettre sur la route de mon cher kangourou…
Le Cap’tain ( furibond )
Voilà bien les ingrats, les filous, les bandits !
A peine rentrés au port, ils demandent la sortie…
A moi les moussaillons, à moi mon équipage,
Ils veulent déserter et partir à la nage !…
Lulu (excédée)
Calmez-vous triple fou, triple sourd, triple buse.
Je ne parle que de vents, n’y voyez aucune ruse!
Il s’agit de trouver le moment convenable
Pour s’extirper, enfin, de ce ventre exécrable !
Le Koala ( explicatif )
La tortue a raison, elle n’est jamais fantasque,
Il faudrait surveiller la venue d’une bourrasque.
Et faire à l’intérieur autant de gros boucan
Comme si dans ce bidon soufflait un ouragan.
La baleine effrayée ouvrant alors son bec
Nous cracherait illico comme des noyaux de pastèques !
Le petit garçon de bois ( béat )
J’vais aussi vous aider, parole de marionnette,
Car j’en ai plus qu’assez de manger des crevettes !
Faut pas être trop stupide pour mimer la tempête,
Cette fois j’ai tout compris, j’vais jouer de la trompette…
Et son nez s’allongea, encore, jusqu’au plafond
Au moment où, dehors, déboula un typhon…
***
Chapitre 77.
Mélo Dick avait déjà essuyé de gros grains mais, de mémoire de cachalot, celui-ci était vraiment particulier.
Lorsqu’elle émergea des profondeurs elle crut qu’elle allait être emportée dans les airs. Le bruit du vent était si assourdissant qu’elle ne s’entendait plus sonder, quant au tonnerre il résonnait avec tant de violence qu’il lui semblait venir de l’intérieur même de son corps.
Et pour cause, dans l’estomac de la baleine, la tempête grondait aussi…
La « fanfare des avalés» jouait comme si sa dernière heure était venue :
le Koala, en chef d’orchestre accompli, battait éperdument la mesure ;
le didgeridoo de Billiwong Billidong gémissait à fendre l’âme ; le Cap’tain tenait le rythme avec sa béquille en frappant sur la carapace de Lulu ; Lulu la tortue couinait comme le luth qu’elle n’avait jamais été ; le pauvre Johnny crachait ses vieux poumons en cadence et la marionnette, qui avait fait des trous dans son nez, soufflait dedans comme s’il s’agissait d’un saxophone !
Le groupe improvisé jouait frénétiquement en se tenant en équilibre sur une espèce de radeau fabriqué de bric et de broc avec des planches de bois récupérées dans les boyaux de la baleine. Un mât surplombait le tout et une voile de fortune se balançait au-dessus de la petite bande de musiciens.
Leur cacophonie était infernale, un mélomane n’y aurait pas retrouvé ses petits mais là n’était pas le but. Le tohu-bohu rebondit sur les parois de l’estomac du cachalot, vibra dans son œsophage et remonta lentement mais sûrement dans sa gorge.
« Allegro, presto, plus fort plus fort !!! Cria le Koala
« Mais qu’est-ce qui se passe ? grommela Mélo Dick. Ses ouïes commençaient furieusement à la chatouiller.
« PRESTISSIMO !!!! Hurla le Koala, hystérique…
« Mais…ahh…AHH…ATCHHH….fit Mélo Dick…
Lorsque la baleine éternua, l’onde de choc fut si énorme que l’ouragan lui-même en fut surpris.
« A vos souhaits ! dit-il en langage d’ouragan. Puis il se calma d’un coup et s’en alla rouler des mécaniques à l’autre bout de l’Océan.
Mélo Dick aussi fut surprise.
Pas seulement par son éternuement monstrueux, ni par le calme plat et la mer d’huile qui maintenant régnait autour d’elle, mais par le vide qu’elle sentit dans son ventre…
« Ils sont partis ! Ah les petits salopiots …gémit-elle.
Un banc de dix mille petites sardines venait de se reformer sous elle pour venir aux nouvelles.
« De qui parles-tu ainsi ? lui demandèrent-elles.
Une toute petite voile blanche disparaissait au loin.
Mélo Dick poussa un soupir à fendre toutes les lames de fond.
« Un musicien si sympathique, lâcha-telle dans un sanglot. …Si talentueux…Et moi qui avais mis tellement d’espoir en lui…Il ne m’a même pas dit merci ! Parti, comme ça, sans un mot, sans un au revoir ! Rien…Quel égoïsme ! Quelle ingratitude… »
Une larme coula sur ses fanons.
Et le silence se fit sur cette scène peu amène
dont furent témoins, hélas, vingt mille yeux sous l’amère…
***
Chapitre 78.
Le rafiot de fortune avançait péniblement sous les alizés.
Billiwong Billidong scrutait l’horizon et essayait de maintenir le cap en direction des Îles sous le vent mais il fallait bien avouer que la voile trouée n’était pas d’une grande utilité. Tout comme le vieux Johnny, la marionnette et le Capt’ain qui, plutôt qu’aider à la manœuvre, regrettaient déjà le ventre de la baleine et n’arrêtaient pas de se plaindre du manque de confort du radeau.
« J’aurais du emmener ma couette, pleurnichait Johnny,
« J’aurais du emmener ma bouteille de rhum, maugréait le Cap’tain,
« J’aurais du emmener un nez de rechange, se lamentait la marionnette.
« Chers amis, soupira le Koala, assis nonchalamment sur l’épaule de Billiwong Billidong, ce n’est pas que votre présence nous importune, bien au contraire, et croyez bien qu’en d’autres circonstances votre compagnie aurait été plus que bienvenue, mais vous conviendrez que, vue la taille de cette coquille de noix, je me demande si finalement nous ne sommes pas quelques-uns de trop… »
« Tout à fait d’accord avec vous mon cher Koala » fit Lulu la tortue, tout en pagayant avec ses deux pattes avant à la proue de la petite embarcation.
« Je rappelle tout de même que nous avons un kangourou dans la nature et que la nature a horreur du vide, contrairement à nous, qui aimerions bien que l’on en fasse un peu, du vide…
« Ca veut dire quoi ? s’exclamèrent en chœur le vieux Johnny, la marionnette et le Cap’tain.
« Récifs en vue, cria Billiwong Billidong.
« Ca veut dire qu’il est temps pour vous de débarquer ! Fit Lulu la tortue.
« C’est une honte! Vociféra le Cap’tain.
Billiwong Billidong venait de le pousser sans ménagement avec les deux autres sur la plage de ce petit îlot rocailleux.
« C’est un scandale ! C’est une rébellion ! C’est une mutinerie ! Gibiers de potence, vous n’auriez pas osé si j’avais eu encore mes deux jambes ! Ah c’est commode !…
« Non, fit Lulu la tortue, ce n’est pas commode, c’est Komodo ! L’Île de Komodo ! C’est un endroit très chaleureux vous verrez. Le climat y est idéal pour se refaire une santé. La nourriture est de bonne qualité et l’occupant des lieux est une vieille connaissance extrêmement sympathique. Tiens d’ailleurs le voilà. Bonjour Gaston, comment tu vas mon grand ?
« Ca peut aller, ça peut aller, dit Gaston le varan. Alors, qu’est-ce que tu m’amènes cette fois ma Lulu, Mhhhh…ça m’a l’air bien appétissant tout ça… »
Il avançait en se dandinant lourdement et fouettait l’air de son immense queue recouverte d’écailles acérées.
« Je vous présente Gaston les amis ! Il a l’air un peu balourd comme ça mais ne vous y trompez pas, il peut être très rapide…Et il est très taquin, très très taquin, vous allez bien vous amuser avec lui…Son surnom, c’est : « le Dragon de Komodo », mais c’est juste pour faire peur aux enfants, hein Gaston que tu n’es pas méchant ?…
« Non, fit Gaston, en se passant une langue fourchue sur les babines, pas méchant, pas méchant du tout…Surtout avec mon futur déjeuner… »
Et Billiwong Billidong, le Koala et Lulu la tortue reprirent le large, sous les regards atterrés des trois médusés du radeau…
***
Chapitre 79.
Où l’aztèque Acocoyotl Polichtiltli s’émerveilla de tous les faits et gestes hautement chevaleresques du très ingénieux Hidalgo Don Quijote de la Mancha, contés musicalement avec force trémolos par son fidèle Sang-Chaud, une nuit de lune pleine, sous les froufroutantes frondaisons d’une jungle oppressante :
« Oyez oyez senor Coco…Vous permettez que je vous appelle Coco ? »
Un sourire édenté et radieux illuminait le visage de Sang-Chaud. Il n’était jamais aussi heureux que lorsqu’il pouvait chanter les louanges de son bon maître en pinçant avec fougue les trois cordes de son charango.
Où l’aztèque Acocoyotl Polichtiltli ne s’émerveilla pas complètement des marques de familiarité maladroites mais bien compréhensives du fidèle Sang-Chaud et refusa poliment mais fermement d’être appelé Coco, sous les froufroutantes frondaisons d’une jungle toujours aussi oppressante :
« Non ! Tu ne peux pas…fit Acocoyotl Polichtitli.
« Ah bon tant pis…répondit Sang-Chaud, toujours souriant. Alors je vous appellerai Popo…Senor Popo, c’est bien aussi ! Donc, Senor Popo… »
Après une œillade appuyée à Acocoyotl il fit frénétiquement sonner son instrument.
« …Donc, voilà mon maître qui, n’écoutant que son devoir, était parvenu, à la seule force de ses petits poignets et de mes grosses épaules, en haut de la sombre tour du sombre donjon du Castel Gaspacho.
Dans un songe, la nuit précédente, il avait entendu l’appel de la malheureuse princesse Dona Tortilla y Pastachuta. Cette pauvre enfant, qui n’avait déjà pas été aidée par dame nature étant atteinte de nanisme, était abjectement retenue prisonnière par ses trois ignobles frères, les géants Don Gargouilli, Don Gargouillo et Don Gargouilla…
Hélas, en haut de la sombre tour du sombre… »
Où l’aztèque Acocoyotl Popo s’émerveilla de moins en moins et commença même à s’impatienter sous les froufrous qui frondaient et la jungle qui s’oppressait :
« Hélas, trois fois hélas, continua Sang-Chaud en tirant
de vibrants et pathétiques grincements sur son charango.
« Hélas, dans le donjon, point de princesse ! Seulement les trois géants, qui attendaient mon maître, les traîtres ! Et avant qu’il n’ait pu esquisser le moindre geste voilà les bougres qui l’attrapent chacun par un pied !…
« Il avait donc trois pieds à ce moment-là ? demanda narquoisement Acocoyotl, quel hombre !…
« Oui, s’écria Sang-Chaud qui ne se démonta pas pour si peu. C’était bien là toute la ruse de mon maître qui avait plus d’un tour et d’un pied dans son sac. Il avait effectivement trois pieds ! Les géants en furent si ébahis qu’ils lâchèrent mon maître qui, avec son pied supplémentaire, frappa les géants dans leurs quatre genoux !
« Ils avaient chacun quatre genoux ?
« Oui ! Quatre genoux chacun, à eux trois ça faisait quatre fois trois égal douze genoux à frapper ! Et bien vous le croirez ou non, Don Quijote de la Mancha les brisa tous les douze ! Bel exploit non ?…
« Et la princesse ?
« Ah oui la princesse…C’est ce qu’on appelle les dégâts collatéraux…Dans la fougue du combat mon maître brisa aussi les genoux de cette pauvre enfant qui n’était déjà pas bien grande et c’est pour ça qu’il ne l’avait point vue.
Pour la consoler mon maître lui donna généreusement un portrait de lui peint sur un œuf par un grand peintre d’œuf. Ce qu’elle apprécia grandement car elle le cassa sur la tête de mon maître ce qui je crois est signe de remerciement de la part des personnes de petite taille dans cette contrée sauvage et reculée…
Puis nous nous esquissâmes discrètement pour d’autres aventures…
Aventures dont certainement, cher Popo, vous mourez d’envie de connaître la suite et …
Où l’aztèque ne s’émerveilla plus de rien, ni de la jungle qui froufroutait, ni des frondaisons qui gigotaient mais qui ne mourait que d’une envie, celle d’écraser le charango sur la tête de Sang-Chaud…
Ce qu’il fit…
***
Chapitre 80.
« Ces musiques ibères n’ont aucun avenir ici ! Bougonnait l’ara rouge.
Il mâchonnait une grosse blatte brune en regardant méprisamment Sang-Chaud qui retirait de son cou les débris de son charango.
« Leurs mélodies sont insipides et les paroles de leurs chansons sont sans intérêt…
« Toutout à faifait d’accoccord, approuva l’ara bleu.
« Ce n’est pourtant pas compliqué de faire une jolie complainte, continua l’ara rouge. Il suffit de trouver un bon sujet, romantique et intemporel…Tiens, au hasard, on pourrait imaginer une chanson sur cet insecte… » Il recracha des morceaux de carapace du cafard. « On appellerait ça : « La cucaracha ! Je suis sûr qu’on ferait un tabac, surtout à Hispaniola ou à Cuba…
« Sur un air de flamencolibri, gazouilla le colibri, ce serait magnifiqui !
«Carrramba y buttifarrra ! s’écria soudain le chevalier, se relevant difficilement en faisant craquer son armure et ses os. « Fi de toutes ces calembredaines ! Nous autres, vaillants associés de la Compagnie des Conquistadors et des Aztèques réunis, avons d’autres pumas à fouetter, que diantre ! »
Se lissant les moustaches avec emphase il se pencha vers Acocoyotl Polichtitli.
« Don Acoco mon excellent ami, venez un peu par ici que je vous montre ce document qu’une charmante personne de mes relations a réussi à subtiliser à l’amiral de la flotte du Roy d’Espagne. Je l’ai gardé secret jusqu’à présent mais vous avez su gagner ma confiance, aussi approchez donc…C’est ce qu’on appelle, chez nous autres civilisés, une carte, un plan, un portulan…
« Un peu comme celle-là, fit Acocoyotl, découvrant la sienne.
« Euh….Oui en effet…mais en mieux ! Voyez, la vôtre est écrite en charabia, la mienne en espagnol ! Mais surtout, regardez bien, c’est une carte très spéciale, tracée à la poudre d’or et qui indiquerait le chemin à suivre pour retrouver l’El Dorado…On dit que seul un cœur pur peut la déchiffrer, et que ce cœur pur, il faut, à l’aide d’une épée aussi pure, l’extirper du corps de celui qui le possède… »
Don Quijote, dont la voix avait monté d’un cran, avait mis sa main droite sur sa rapière et sa gauche sur l’épaule d’Acocoyotl.
« As-tu un cœur pur l’Aztèque ?
« Non, absolument pas !…
« Tant pis, tant pis, soupira l’Hidalgo à regret. J’aurai toujours essayé…
« Et vous-même ?…
« Moi non plus, moi non plus ! dit précipitamment Don Quijote. Et c’est grande pitié, vous pensez bien que j’aurais donné mon cœur, hélas impur, j’aurais donné mon sang, ma vie, mon âme, mon fidèle Sang-Chaud, pour offrir l’El Dorado à mon Roy… »
Désabusé, le chevalier allait rempocher sa carte lorsqu’elle glissa de sa main et vint se superposer à celle d’Acocoyotl.
« Regardez les deux cartes, fit celui-ci, n’est-ce pas incroyable ? Les routes semblent aller dans la même direction. On dirait que poudre d’or et charabia parlent d’une même voix…
« En effet, en effet…La voix de l’or, mon ami, la voix de l’or ! s’illumina l’Hidalgo
« Et du Quetzalcoatl, murmura Acocoyotl… »
D’un doigt décharné Don Quijote suivit le double tracé jusqu’à un point précis situé de l’autre côté des terres indiennes, au bord d’une autre mer inconnue où nul espagnol n’avait encore jamais navigué…
Ce point avait pourtant déjà un nom, inscrit dans les deux langues.
L’Aztèque et l’Hidalgo se regardèrent.
Les deux perroquets et le colibri s’étaient posés sur leurs épaules.
Sang-Chaud venait de se pencher lui aussi
« Acapulco ! Crièrent-ils tous en chœur !
***