Le Pangolin et le Pingouin lent

Chapitre 50.

Giuletta et son Roméo avaient donc pris la route de Padoue.

Ils erraient depuis quelques jours à travers la campagne quand au détour du chemin ils tombèrent sur le panneau à demi effacé d’un village inconnu.

« San Giacomo Del Labirinto ?… Qu’en dis-tu Roméo ? Il y a peut-être là une auberge accueillante qui accepterait de servir une voyageuse affamée et son animal de compagnie tout aussi affamé…»

A peine entrés dans le bourg ils eurent l’agréable surprise d’y découvrir une sympathique trattoria. Sous une tonnelle qui croulait sous la vigne, une pancarte indiquait fièrement :  Ostello Icarus.

En dessous était inscrit : Qui cherche trouve

« Tu vois Roméo, nous avons de la chance et…

« Mais comment donc jeune demoiselle, vous avez beaucoup de chance, énormément de chance ! La chance sourit toujours aux chanceuses, n’est-ce pas c’est ce qu’on dit ? » Gloussa un gros homme rubicond et très moustachu qui venait d’apparaître devant elle comme un diable sorti d’une boîte. Affublé d’un tablier à carreaux rouge et d’un grand bonnet de cuisinier il faisait des courbettes obséquieuses avec de tels gestes grandiloquents que Giuletta ne savait pas s’il avançait ou s’il reculait.

« Mais je vous en prie, entrez donc dans ma modeste gargote, vous devez être morte, enfin pas tout à fait encore, mais ça va venir, enfin morte de faim, c’est ce que je veux dire, vous n’êtes pas la seule, remarquez bien, à avoir faim, alors entrez, faites comme chez vous, et allez donc vous installer au fond, tout au fond du jardin, il y fait plus frais, je vous en prie, vous y serez mieux, et votre..euh…compagnon aussi… »

Noyée sous la logorrhée du bonhomme qui la poussait en avant, Giuletta, qui n’avait pas pu placer un mot, pénétra donc dans l’arrière-cour de l’auberge et se dirigea tout au fond vers une petite table ronde qui avait été visiblement déjà dressée à son attention, avec un grand et un petit couvert.

Elle s’apprêtait à passer commande en se pourléchant à l’avance les babines lorsqu’un vent glacial se leva d’un seul coup, envoyant valser, verres, assiettes et couverts. Les murs de lierre qui cernaient le jardin avaient soudainement effroyablement grandi et s’étaient rapprochés de la table. Elle n’était, tout à coup, plus du tout dans un joli jardin mais bien dans un inquiétant couloir de verdure d’où plus aucune lumière ne filtrait. Elle se leva vivement et voulut ressortir mais l’entrée avait disparu. A sa place un autre couloir infranchissable lui barrait la route. Elle rebroussa chemin, la table aussi s’était volatilisée. Giuletta se trouvait maintenant au centre d’un espace en étoile d’où partaient à l’infini six autres couloirs de hauts murs de ronces.

« Un labyrinthe, souffla-t-elle…

Roméo s’était juché sur son épaule et tremblait de tous ses membres.

« Non…Pas un labyrinthe, gronda une voix qui venait du fond d’un des couloirs, pas un labyrinthe jeune fille…LE LABYRINTHE !… »

La voix ricana et se rapprocha. Une forme monstrueuse sortait peu à peu de la pénombre, chacun de ses pas faisait comme un bruit de sabot. Elle portait un tablier à carreaux rouge et blanc et sous son bonnet deux gigantesques cornes dépassaient…

«  Il paraît que tu cherches un vieil ami à moi…Quelle chance en effet que tu sois venue jusque dans mon humble demeure…Je m’y sentais bien seul depuis que ce cher Icare m’a faussé compagnie…Heureusement te voilà…Et puis, on ne sait jamais, peut-être que je peux t’aider…ou peut-être pas… »

Et le Minotaure partit d’un grand éclat de rire.

***

Chapitre 51.

Roméo se pencha vers l’oreille de Giuletta.

« Ah bon ?…Tu crois ?… » fit-elle à voix basse mais suffisamment audible pour que le Minotaure, qui s’approchait avec des intentions funestes, l’entende. « C’est vrai je n’avais pas remarqué…Mais maintenant que tu me le dis…

« Quoi ? s’exclama le monstre, qu’est-ce que tu n’avais pas remarqué ? »

Il baissa sa gueule jusqu’au visage de Giuletta, ses naseaux fumants soufflaient une haleine putride à deux centimètres de son nez. Avec une infinie douceur, elle mit son index sur le mufle de la bête et l’en écarta.

« Eh bien…Voyez-vous, en regardant mieux votre profil droit…je me disais…Mon dieu mais quel beau spécimen ! Quelle prestance ! Quelle classe ! Quelle souplesse…Et quelle légèreté aussi… »

Le Minotaure, interloqué, se releva. De son sabot, il effleura sa joue hirsute.

« Quelle souplesse ?…Quelle légèreté ?…On ne m’avait jamais dit ça…

« C’est parce qu’on ne vous a jamais vraiment regardé, dit malicieusement Giuletta, moi j’ai noté ça au premier…enfin au deuxième…coup d’œil !

C’est normal savez-vous, je suis peintre, c’est mon métier de remarquer ce qui se cache sous les apparences. Car en vous, sous cette carapace de muscles et d’agressivité je vois la grâce, je soupçonne la délicatesse, je devine la douceur… »

Le monstre la regarda comme s’il tombait des nues. Ses épaules s’affaissèrent, sa poitrine se vida d’un coup.

« Oui c’est vrai…je suis un délicat…Je suis un doux…Je suis un gracieux… » bredouilla-t-il, et il s’effondra en larmes…

 Sur l’épaule de Giuletta, Roméo applaudissait… « Chut ! sois discret… » murmura Giuletta, elle se pencha vers le monstre.

« A-t-on déjà fait votre portrait récemment ?

« Ben non, fit le Minotaure entre deux sanglots, suis bien trop moche…

« Foutaise, s’écria-t-elle, je vais remédier à ça ! Vite une toile, des pigments, des pinceaux, allez vous mettre en place et je vais vous rendre immortel, immortellement gracieux, intemporellement léger et tendre et beau !…

« Oui madame, fit le monstre, la morve aux naseaux, je prends la pose de suite… »

La suite…

Eh bien la suite peut se voir de nos jours au Musée des Offices de Florence.

Il s’agit d’un tableau ou plutôt d’une allégorie intitulée : « La naissance de Minos » faussement daté de 1485. La signature prête aussi à confusion car elle ne porte pas, hélas,  le nom de Giuletta Malatesta mais celui d’un obscur barbouilleur qui signait Sandro B. bien connu pour avoir usurpé bon nombre d’œuvres de ses confrères et consoeurs.

Ce tableau représente, sortant d’une coquille Saint-Jacques géante, le Minotaure affublé d’une audacieuse perruque blonde, dans une posture « contrapposto », typique de l’époque. Il est pudiquement recouvert d’un léger voile, Zéphir souffle à sa droite, du ciel tombent des fleurs de myrte, l’ensemble évoquant pour l’éternité la pureté, la beauté et l’amour…

***

Chapitre 52.

Les adieux furent déchirants…

Et pas seulement à cause des coups de griffes.

Tout ce que la jungle comptait de félins était désormais au courant des sauvetages picturaux de Tchang-Lu.  Le « maître restaurateur des pelages effacés » faisait maintenant partie du clan et les tigres et le léopard, devenus frères de taches pour la vie, ne voulaient plus laisser partir le vieux peintre.

« Ta place est parmi nous, disaient-ils, pourquoi perdre ton temps à courir après ce pangolin de malheur ? Si tu restes ici nous t’apprendrons à courir après les daims, c’est beaucoup plus festif… »

Mais Tchang-Lu avait une tâche à accomplir.

Il jura une fidélité éternelle à ses nouveaux amis, fit ses bagages, salua une dernière fois, et partit sans se retourner.

Jerry Khan et ses frères pleurèrent beaucoup.

La coccinelle aussi, mais ça faisait moins de bruit.

Le séjour de Tchang-Lu parmi les fauves lui avait fait perdre un peu de temps mais il y avait au moins appris deux choses qui pouvaient se révéler d’importance. Le pangolin nacré avait deux vices et non des moindres :

premièrement il volait des taches, ensuite, il était joueur…

Or, les tigres lui avaient parlé d’un certain palais situé en haut d’une montagne, dans les confins du Rajasthan, une citadelle magnifique et mystérieuse qui pourrait bien devenir une des prochaines étapes sur la route du pangolin.

Le Maharadjah de Salhâmandragore, joueur invétéré lui aussi, avait en effet fait bâtir une somptueuse demeure répondant à ses goûts les plus fous. Ce palais comportait mille salles de jeux plus extraordinaires les unes que les autres et accueillait toutes sortes de visiteurs sans distinction de castes ni de rangs. Tous étaient acceptés, riches ou pauvres, rois ou mendiants, humains ou animaux, mortels ou purs esprits. Chacun pouvait venir jouer à sa guise et participer à n’importe quel jeu, du moment qu’il avait quelque chose à miser, sa fortune, son carrosse, une pièce d’or, sa chemise, un cheval, son sabre, un clou, ou s’il n’avait que cela : son âme…

Car l’hospitalité du Maharadjah de Salhâmandragore n’était que de façade.

On ne jouait pas impunément dans son fastueux  mais terrible palais. Les gagnants, qui d’après ce qu’on disait, étaient fort peu nombreux, repartaient les bras chargés d’or et de diamants. Quant aux malheureux perdants, un destin affreux les attendait.

Le bruit courait que les innombrables statues dont les jardins intérieurs du palais étaient parsemés n’étaient en réalité que les malheureux joueurs qu’un sortilège funeste avait transformés et figés à jamais dans le marbre rose…

Tchang-Lu gravissait le sentier qui menait au palais de Salhâmandragore.

Il n’était plus si pressé d’y arriver.

Il se demandait s’il n’allait pas y découvrir, pétrifié sur un piédestal de granit, la statue de son imbécile de pangolin…

***

Chapitre 53.

« Bienvenue étranger ! Laisse dehors toutes tes craintes, toutes tes hésitations, débarrasse-toi de tes vieux oripeaux ! Plonge dans l’incommensurable plaisir du doute. Ouvre ton cœur, tes émotions, ta bourse surtout…Enivre-toi des mille et un parfums de la chance et du hasard ! Bienvenue dans le temple des  jeux ! Bienvenue à Salhâmandragore !… »

L’accueil de Tchang-Lu, dont l’allure générale était plus celle d’un vagabond que d’un riche nabab, par un majordome jovial et enturbanné dans le « temple des jeux » fut des plus cordiaux.

Peut-être même un peu trop cordial au goût de Tchang-Lu…

Le majordome, dont le costume brodé de fils d’or et les multiples décorations et pendeloques qui ornaient sa poitrine faisaient plus penser à un général d’opérette qu’à un domestique, fit entrer Tchang-Lu sous un porche tendu de brocards multicolores comme si celui-ci était l’empereur des Moghols.

Comme Tchang-Lu avait beaucoup marché et qu’il avait les jambes un peu lourdes il avait tout d’abord demandé s’il pouvait se reposer cinq minutes et s’assoir sur un banc. A peine sa requête posée, trois serviteurs lui avaient apporté des poufs et des coussins de soie et une domestique voilée était venue lui masser les mollets avec de l’huile de rose. Tchang-Lu qui était également assoiffé avait aussi demandé s’il pouvait avoir un verre d’eau. On lui amena une grande jarre remplie de jus de mangue, de papaye et d’ananas rafraîchis à l’eau de menthe.

Il demanda ensuite si l’on pouvait lui donner un petit bol de riz afin qu’il reprenne quelque force. On lui apporta six plats différents de viandes en sauce, de rôtis, de pâtés en croûte et  de poissons marinés et fumés et grillés tous plus appétissants les uns que les autres.

Tchang-Lu qui n’était pas né de la dernière pluie de sauterelles se demandait bien pourquoi on le traitait de la sorte et commençait à se tenir sur ses gardes.

Enfin il dit au majordome enturbanné qui était de plus en plus aimable avec lui qu’il aurait bien aimé être présenté au Maharadjah pour lui exposer l’objet de sa visite.

L’homme au turban lui dit que l’objet de la visite de l’inestimable hôte était déjà connu du Maharadjah de Salhâmandragore car le Maharadjah de Salhâmandragore savait des choses que le commun des mortels ne savait pas et qu’il aurait bien des choses à dire sur le sujet mais qu’hélas cela n’allait pas être possible tout de suite car le  Maharadjah de Salhâmandragore était un homme très occupé. Le Maharadjah de Salhâmandragore tenait aussi à informer l’inestimable hôte qu’il connaissait sa véritable identité et qu’il était très honoré d’accueillir dans sa modeste demeure un peintre aussi éminent.

Quoi qu’il en soit et pour faire patienter l’inestimable hôte jusqu’au moment de sa rencontre avec le Maharadjah ( de Salhâmandragore ) tout allait être fait pour satisfaire les besoins et les envies de l’inestimable hôte et que, pourquoi ne pas commencer par une visite guidée de la salle des jeux les plus admirables du Palais ?

« Par exemple, inestimable hôte, demanda d’un ton affable le majordome à Tchang-Lu en l’entraînant par le bras vers une porte grillagée monumentale, connaissez-vous celui-ci :

« Le jeu de l’inestimable hôte qui tombe dans la fosse aux ours à qui l’on n’a pas donné à manger depuis dix jours ? »

***

Chapitre 54.

Après avoir obtenu in extremis le report de la partie dans la fosse aux ours à une date ultérieure pour cause de manque de préparation, Tchang-Lu ne put refuser au majordome la visite des autres salles de jeux.

La première salle dans laquelle ils pénétrèrent était une cage

Une immense cage à oiseaux remplie de hauts perchoirs vides au milieu desquels un tigre alangui était tranquillement couché.

« Ah merveilleux, fit le majordome en battant des mains, j’adore ce jeu. Il est très simple. « Il s’appelle « attrape-moi si tu peux ».  Il actionna une manette, une porte s’ouvrit  et une multitude d’oiseaux de paradis s’engouffra dans la cage. Le tigre ouvrit un œil, les oiseaux effrayés se posèrent vite sur les hauts perchoirs. Pas assez hauts hélas car en deux minutes à peine il ne resta plus que quelles plumes voletant de-ci de-là, le tigre avait mangé tous les oiseaux.

« Ah ah ah, s’esclaffa le majordome, simple n’est-ce pas ? Et efficace…Bon, c’est vrai il n’y pas beaucoup de doute quant à l’issue du jeu, le tigre attrape presque toujours les oiseaux, presque car parfois les oiseaux le bouffent, mais c’est très rare… Alors, ça vous a plu ? La suite, vous allez voir, est encore mieux… »

La seconde salle était un aquarium où évoluaient une dizaine de crocodiles fort agités. « Eux non plus n’ont rien ingurgité, dit l’homme au turban…rien ingurgité depuis…eh bien depuis la dernière partie qui s’appelle justement « C’est qui le plus gros ? » Il appuya sur un bouton, une trappe coulissa au plafond et un énorme éléphant tomba dans l’eau, provoquant un immense remous et écrasant quelques sauriens dans sa chute. 

« Ahhhh c’est peut-être lui le plus gros…Vous pariez maître Tchang-Lu ? Non ? Si ?…Et non finalement…Vraiment pas de chance pour le mastodonte … »

Un crocodile venant d’engloutir un dernier morceau de trompe.

« Le plus gros n’est pas toujours celui qu’on croit, la glorieuse incertitude du jeu que voulez-vous…. »

La troisième salle était vide, à l’exception de deux tabourets, l’un était inoccupé, sur l’autre était assise une panthère blanche.

« Ahhh…Maintenant que vous avez je l’espère un peu compris comment tous ces jeux fonctionnent, vous allez pouvoir enfin montrer votre talent cher et inestimable hôte. Cette magnifique panthère blanche a, vous l’avez deviné, elle aussi le ventre vide. Le tabouret en face d’elle vous est destiné.

Et le jeu s’appelle : «  J’te croque, j’te croque pas ! »

Le majordome poussa Tchang-Lu vers le siège et s’éclipsa.

« A vous de jouer !… »

La Panthère passa sa langue sur ses babines retroussées.

Tchang-Lu la considéra un moment sans sourciller et lui sourit tranquillement.

« Tu n’as pas peur ? fit la panthère, pourtant je vais te manger tu sais, je gagne toujours à ce jeu…

«  Ah bon fit Tchang-Lu, je n’en suis pas si sûr…La dernière fois que vous avez joué, n’auriez-vous pas perdu quelque chose ? Quelque chose de noir ?…

« Grrrrrrr ! Comment sais-tu ça petit homme, gronda la panthère.

« Je le sais parce que les panthères blanches ça n’existe pas ! Je suis presque sûr que ton dernier adversaire t’a battu, en trichant probablement, et ne t’a volé qu’une seule chose, la grande tache noire qui te recouvrait entièrement, est-ce exact ?

« GRRRRRRRRRRR ! Oui, hurla la panthère blanche, oui c’est exact !!!… »

Tchang-lu sortit alors ses pinceaux et un pot d’encre de chine de sa besace.

Il se mit à badigeonner la panthère blanche qui se laissa faire. Il commença par la queue, et rapidement la panthère redevint noire. Elle ne croqua pas Tchang-lu qui fut déclaré vainqueur à la grande déception du majordome.

« Le Maharadjah de Salhâmandragore va vous recevoir, grommela celui-ci,

la prochaine partie, ce sera avec lui !… »

***

Chapitre 55.

« Que me dis-tu Tanarak, Fille–de-la-Toundra ? dit Tulurgglurkuk, un ours blanc rayé de noir ! Quel est ce sortilège ?…

« Viens constater par toi-même…Le sortilège comme tu dis, je l’ai capturé hier…Mais les sortilèges, dans nos contrées obscures, ne voyagent jamais seuls…Tu n’es pas au bout de tes surprises… »

Elle entraîna Tulurgglurkuk derrière un bosquet de mélèzes rabougris. L’inuit, pressé de voir le phénomène trébucha sur une souche et faillit basculer en avant. Elle le retint brusquement  par la manche.

«  Attention pauvre sot !  Un pas de plus et tu aurais servi de déjeuner au sortilège…Vous autres, les hommes, vous êtes vraiment trop inconscients… »

Un grillage de fortune fait de branchages entremêlés recouvrait une profonde fosse juste devant eux. Un imposant ours blanc y tournait en rond, grondant sourdement son infortune

Un ours plus tout à fait blanc en vérité, puisqu’en effet son pelage était entièrement rayé de longues bandes noires. L’ours se leva pesamment et se mit debout, sa gueule arrivait presque au bord de la fosse.

Les chiens avaient suivi leurs maîtres. Chien-qui-pète avança sa truffe, renifla le fauve et faillit glisser. Chienne-qui-ne-pète-jamais l’attrapa par une oreille et le tira vivement en arrière.

« Attention pauvre sot ! Une patte de plus et tu n’aurais plus jamais pété de toute ta vie…Vous autres, les chiens des hommes, vous êtes vraiment trop innocents… »

Tulurgglurkuk fit prudemment le tour de la fosse. Il n’avait jamais vu un tel prodige. Tanarak le laissa un moment contempler la bête puis ajouta :

« Mais ce n’est pas tout…Il se passe vraiment de drôles de choses ces temps- ici…Viens voir par-là ! »

Ils allèrent donc par-là, c’est-à-dire à quelques pas, et par-là il y avait d’autres cages.

Dans la première cage se trouvait un magnifique renard des neiges. Furieux d’avoir été capturé il glapissait à fendre l’âme. Il aurait dû être tout blanc, mais ce n’était pas le cas. Sa fourrure était entièrement constellée de petits anneaux noirs.

Dans une seconde cage deux lièvres arctiques terrorisés se blottissaient l’un contre l’autre. De multiples petites taches noires parsemaient leurs blanches fourrures.

Passant de cage en cage Tulurgglurkuk poussait des cris de stupeur.

«  Et ce n’est pas fini, gloussa Tanarak, as-tu déjà vu une hermine pareille ? »

Dans la dernière cage, une petite bête hystérique grimpait, sautait, crapahutait dans tous les sens.

« Une hermine, ça ? rétorqua stupéfait Tulurgglurkuk, ce n’est pas possible, nous sommes en plein hiver et en hiver la fourrure de l’hermine est blanche !…

Je n’ai jamais vu semblable animal… 

« C’est une hermine, je te l’assure, sourit Tanarak, et en parfaite santé comme tu peux constater… »

En parfaite santé en effet, sauf que cette hermine-là avait une fourrure entièrement rouge ornée sur le dos de sept gros points noirs….

***

Chapitre 56.

« …Grassouillet ! ô grand Nanuuk…Gras de ma graisse, esprit de mon sang, sang de mes tripes, tripes de mon lard !…Mais qu’est-ce que je raconte ? Ce n’est pas ça du tout !… Ahhh misère, je suis trop perturbé par ce que je viens de voir, je ne me souviens plus de la formule pour invoquer mon totem, gémissait Tulurgglurkuk, et je ne sais plus non plus quelles herbes je dois mettre dans ma pipe, et d’ailleurs où est ma pipe, nom d’un…Chien-qui-Pète, hurla-t-il, tu as encore volé ma pipe ?!…. »

Assis dans la petite hutte de Tanarak, les lamentations de Tulurgglurkuk auraient tiré des larmes à n’importe qui. A n’importe qui mais pas à Tanarak dont les yeux plissés et rieurs jetaient sur le malheureux chasseur un regard sans aucune compassion. Ils avaient passé la nuit, accroupis autour du feu, à se demander quel maléfice s’était abattu sur la faune de la région et comment interpréter tout cela. Pour Tulurgglurkuk, invoquer son animal-totem semblait être la dernière option. Seulement voilà, il ne se rappelait plus comment faire. De plus il avait perdu sa pipe sacrée…

Tanarak siffla dans ses doigts. Chienne-qui-ne-pète-jamais pénétra dans la hutte. Tanarak lui glissa quelques mots à l’oreille et la louve repartit en trombe.

On entendit comme un brusque bruit de lutte dans la neige, des grognements rapides, une mâchoire qui claque, un gémissement, puis plus rien. Chienne-qui-ne-pète-jamais revint aussi vite qu’elle était partie et déposa la pipe de Tulurgglurkuk devant lui.

« Bon ça c’est fait, ricana Tanarak, maintenant les esprits….

« Quoi, les esprits ? fit Tulurgglurkuk, je n’ai jamais parlé de plusieurs esprits et…

«  Toujours aussi obtus hein, soupira Tanarak, bon alors premièrement si monsieur avait récupéré toutes ses facultés on n’en serait pas là…Ensuite, c’est comme pour tout, souvent les choses marchent par deux mais en opposition. blanc et noir, jour et nuit, grand et petit, un et une…C’est pareil pour les esprits. Tu ne comprends toujours pas ? Ce n’est pas grave, donne ta pipe !… »

Elle prit la pipe des mains de Tulurgglurkuk totalement interloqué, y enfourna une poignée d’herbes qu’elle venait de sortir de sa poche et commença aussitôt à en tirer des bouffées.

Du fond de sa gorge un son rauque avait pris naissance. Il enfla jusqu’à pénétrer le cerveau de Tulurgglurkuk. La fumée emplit ses narines.

Tulurgglurkuk tituba, vacilla sur le côté, posa sa tête par terre et sourit béatement.

« Je vole, dit-il…

« Mais non idiot, tu ne voles pas, enfin pas tout de suite… ».

Deux ours blancs, énormes et vaporeux, venaient d’apparaître dans un coin de la hutte, occupant quasiment tout l’espace…

Tanarak posa la pipe sur ses genoux, serra ses mains en signe de prière et salua les deux ours.

« Bonjour Fille-de-la-toundra, tu as bien fait de prendre les choses en mains, fit le plus gros des ours, celles de Tulurgglurkuk sont parfois un peu maladroites…

« Bonjour Nanuukq-le-Grassouillet, il ne faut pas lui en vouloir, répondit Tanarak en regardant le chasseur endormi avec une tendresse amusée, mais merci de ta confiance…

« Bonjour ma fille, fit l’autre ours, alors comme ça tu nous as convoqués tous les deux. Pourquoi pas après tout, ce n’est pas si fréquent et ça doit en valoir la peine ! Et puis ça nous rappellera le bon vieux temps, pas vrai vieille fripouille !…

Le gros ours hocha la tête.

« Et bonjour à toi, esprit de ma mère et de la mère de ma mère, dit Tanarak au deuxième ours, bonjour à toi chère Nanuukquette-la-Grassouillette, et soyez tous les deux mille fois bénis de venir vous manifester dans ma modeste hutte.

« Tout le plaisir est pour nous, répondirent en chœur les deux esprits, mais ne perdons pas de temps, alors, ils sont où ces phénomènes de foire ?…. »

***

Chapitre 57.

« …En effet, c’est étrange… »

Nanuukquette-la-Grassouillette se grattait la tête.

Ils étaient tous, esprits, chasseurs et chiens, devant les cages et regardaient les animaux qui auraient dû être blancs mais qui ne l’étaient plus.

« Ca ne te rappelle rien, mon Grassouillet ?…dit-elle perplexe,  on dirait bien…

« Oui, fit Nanuukq, on dirait bien…

« On dirait bien quoi ? demanda Tanarak

«Eh bien…L’affaire est compliquée…fit l’animal totem de Tulurgglurkuk, très compliquée…Elle implique plusieurs personnes plus ou moins louches. Plusieurs animaux de bonne et de moins bonne compagnie. Plusieurs mondes…Plusieurs niveaux…Plusieurs esprits…Je ne sais même pas si j’ai le droit de vous en parler…

« Essaie toujours, fit Tanarak, Tulurgglurkuk peut sûrement faire un effort…

Tulurgglurkuk qui venait de se réveiller haussa les épaules…

« Tulurgglurkuk, dit Nanuukq-le-Grassouillet en se tournant vers le chasseur, tu es bien à la recherche d’un pingouin ?

« En effet, admis Tulurgglurkuk, un pingouin nacré fugueur, qui s’est enfui d’une gravure que j’avais réalisée pour notre chef de clan, là-haut dans le nord. Je dois le retrouver coûte que coûte, même si je dois y passer ma vie !…»

Il y eut un long silence.

Puis Nanuukquette reprit la parole.

« C’est bien ce que je craignais…Si je te dis maintenant que tu n’es pas le seul chasseur à t’être mis en route…

« Il y a un autre chasseur ? s’écria Tulurgglurkuk ? 

« Non, fit lentement Nanuukquette, il n’y a pas un autre chasseur…Il y en a six !

«  Six !…Et tous veulent retrouver mon pingouin ?

« Non…Ils ne veulent pas retrouver «ton» pingouin. A vrai dire ils s’en fichent de ton pingouin…Mais ils sont tous partis en même temps que toi…

« Mais qu’est-ce qu’ils ont à voir avec moi alors ? Et qui sont-ils ? Et que  cherchent-ils ?

«  Qui sont-ils ? Tu le découvriras plus tard…Où sont-ils ? Tu le sauras bien assez tôt…Et que cherchent-Ils ? C’est là que ça devient intéressant…

Ils cherchent… Voyons, par qui commencer ? Ah oui…Le premier cherche un kangourou…

« Un kangou quoi ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

« Je t’avais dit que ça devenait intéressant…Donc je reprends…Un autre chasseur cherche un kangourou. Tu ne connais pas cet animal, c’est normal, lui non plus ne te connaît pas…

Un troisième chasseur, ce qu’il cherche c’est tout un tas d’animaux dont tu n’as jamais entendu parler non plus. Un autre encore, c’est un serpent à plumes. Une autre, oui une autre, est partie à la poursuite d’un sphinx, et enfin le dernier chasseur, mais en fait c’est le premier, est un vieux peintre tout à fait extraordinaire. Lui, il est parti à l’autre bout du monde il y a maintenant fort longtemps à la poursuite d’un pangolin…

« Un pangolin ? firent d’une même voix les deux inuits.

« Oui, un pangolin…Oh c’est un bien étrange animal que ce pangolin…C’est un animal joueur, très joueur. Depuis qu’il a fui du tableau d’où il n’aurait jamais dû sortir…Eh oui un peu comme ton pingouin Tullurgglurkuk… Il ne fait que ça, jouer. Et aussi parier, et tricher, et gagner bien sûr…Car ce qu’il aime par-dessus tout, ce pangolin, c’est collectionner les taches qu’il dérobe sur le dos de ses adversaires malchanceux…Et sais-tu ce qu’il laisse derrière lui, ce pangolin ? Eh bien il laisse des animaux sans tache…Sans aucune tache…

«  C’est un peu le contraire d’ici alors, fit Tanarak, songeuse.

« Tu commences à comprendre Fille-de-la-toundra, tu commences à comprendre…

C’est même exactement ça…C’est tout le contraire d’ici… »

***

Chapitre 58.

« …Poséidon possède un don,

      Est-ce possible ou espadon ?

      Poséidon possède un don,

      Est-ce possible ou esturgeon ?… »

Mélo Dick fredonnait une ancienne comptine.

La grande baleine, qui avait rarement été de si bonne humeur, aidait Lulu à ranger les vaguelettes. Le concert aquatique fini, les spectateurs ravis étaient tous repartis, les uns sous leurs barrières de coraux, les autres dans leurs abysses habituels.

L’émotion et l’écume étaient retombées d’un cran mais Billiwong Billidong flottait toujours sur son petit nuage.

Une très légère brise s’était levée. Sur l’immensité de l’azur qui se perdait aux confins d’une mer d’huile, très loin à l’horizon, une toute petite ligne couleur de plomb séparait le ciel de l’océan. Lulu tourna la tête et fronça les sourcils. Mélo Dick aussi…

« …Poséidon possède un don…Et toi aussi tu possèdes un don, et quel don, lança la baleine à Biliwong Bilidong, en le bousculant affectueusement.

Mais parfois, il est utile d’avoir un autre don. Par exemple celui d’ouvrir grand ses naseaux, ses ouïes, ou ses narines si tu préfères. Humer l’air, sentir les évènements arriver, c’est précieux parfois…

« Je comprends ce que tu veux dire, répondit Billiwong Billidong, j’étais doué pour ces choses-là dans mon désert de terre rouge…Mais ici, dans cette grande bassine d’eau calme, je ne sens presque rien…Sauf avec mon didgeeridoo !

« Dommage…dit la baleine, soudain inquiète, dommage, mais peut-être que ton bâton à souffler aura encore son mot à dire… Et puis, eau calme, c’est vite dit…En tout cas je crains de n’avoir guère de temps pour t’expliquer certaines choses…Lulu il va falloir faire vite… »

Au loin, la fine ligne grise s’était transformée en barre sombre et noircissait et grossissait à vue d’œil. La mer ondulait maintenant de façon continue.

« Ca, ça s’appelle la houle, dit Lulu, ensuite ça porte un autre nom…

« …et les vents, soupira la baleine, les vents…que sais-tu des vents du Pacifique, Bongbongbong mon ami, toi qui viens des mers de sable ?

« Je connais le Willy-Willy, et le Williwang aussi, dit difficilement Billiwong Billidong, ces deux sacrés démons qui descendent des montagnes en roulant des mécaniques… » Il essuya son visage qu’une méchante vague venait d’inonder. Il avait de plus en plus de mal à se tenir debout sur le dos de la tortue.

« Rigolade que ces petits vauriens !… hurlait maintenant Mélo Dick, Lulu tu  es là ?…Bon, tu sais ce qu’il te reste à faire…La tempête arrive trop vite…C’est toi qui lui enseigneras tout ce qu’il y a à savoir sur les vents…Bien au chaud…Tu n’as pas le droit à l’erreur ma Lulu…Tu es prête ?… »

« Fais-moi confian…, cria Lulu. Sa voix se perdit dans le tumulte et avant qu’elle n’ait fini sa phrase une vague, grande comme une montagne, s’écrasait sur elle et sur Billiwong Billidong.

Puis tout alla très vite.

Lulu agrippa par le col Billiwong Billidong qui commençait à sombrer et fonça comme une fusée dans la bouche béante que venait d’ouvrir Mélo Dick.

Et tous deux disparurent dans les entrailles de la grande baleine…

« …Poséidon possède un don,

      Mais qu’est-ce donc, mais qu’est-ce donc ?

      Poséidon possède un don,

      Celui d’changer les hommes en poissons !…».

***

Chapitre 59.

A quatre pattes, dégoulinant de vase, Billiwong Billidong toussait et vomissait tant et plus.

Eau, plancton, algues, crevettes, tout finit par ressortir, jusqu’à un petit poulpe qui, entre deux hoquets, s’échappa de sa bouche et se carapata sans demander son reste. Il lui fallut un peu de temps pour recracher les litres avalés dans sa furieuse descente dans le gigantesque gosier de la baleine, et encore plus pour  reprendre son souffle.

Il leva la tête. La caverne, enfin l’estomac, était immense. Pataugeant dans une espèce de bouillon indéfinissable il grimpa en rampant sur un îlot qui avait la consistance d’une éponge.

Lulu la tortue l’attendait au sommet. Une lumière tamisée renvoyait d’étranges ombres sur les parois de la caverne. Billiwong Billidong cracha encore pour faire sortir de sa gorge quelques dernières crevettes.

Quelqu’un lui tapa dans le dos.

«  Ah merci Lulu…réussit-il à souffler.

« Y’a pas de quoi, répondit Lulu en souriant, à deux mètres face à lui…

« Je ne m’appelle pas du tout Lulu.. » dit une voix moqueuse derrière son dos.

Billiwong Billidong se retourna.

Ils étaient trois…

Le premier, celui qui ne s’appelait pas Lulu, avait l’air plutôt bienveillant. Son visage était couvert de rides si profondes qu’il était bien difficile de lui donner un âge. Ses hardes étaient en loques. Sa longue barbe blanche traînait jusqu’au sol. Une lanterne aussi vieille que lui se balançait au bout d’un bras squelettique.

« Bonjour jeune homme, bonjour jeune dame, fit-il d’une voix chevrotante, ça fait plaisir de voir de nouvelles têtes, c’est assez rare par les temps humides qui courent…Soyez les bienvenus, faites comme chez vous, prenez un coussin…un oursin je veux dire et asseyez-vous ! Plus on est de noyés plus on rit !…

Au fait, vous pouvez m’appeler Johnny…Il y a très longtemps on m’appelait Jonas, mais Johnny c’est plus moderne…Oui, appelez-moi Johnny… »

Le second était plus taciturne, vêtu d’une vareuse noire élimée et coiffé d’un chapeau haut-de-forme. Son visage, taillé à coups de serpe, était cerné d’une courte barbe noire qu’il dardait méchamment sur les nouveaux arrivants. Il se tenait droit, raide comme un piquet, appuyé sur une vilaine canne et n’avait qu’une seule jambe.

« Bienvenus, bienvenus, c’est vite dit, grinça-t-il. Malvenus serait plus juste à mon goût ! Il n’y avait déjà pas grande place dans cette maudite cambuse…deux bouches de plus à nourrir, ça ne me dit rien qui vaille, surtout quand une de ces deux bouches est un bec ! De plus, il ne semble pas que vous ayez des harpons, vous ne me serez donc d’aucune utilité…

Quant à mon nom…Vous m’appellerez Cap’tain, tout simplement …»

Le troisième était plus bizarre encore. Plutôt petit, il portait une culotte rouge trop grande pour lui et avait sur la tête un ridicule chapeau jaune surmonté d’une petite plume. Deux yeux ronds dans une face toute lisse, un sourire benêt qui fendait son visage, on aurait dit un enfant dont les mouvements désordonnés semblaient obéir à quelqu’un d’autre. Il avait aussi un nez incroyablement long…

« Ciao amici ! s’écria-t-il, que ça fait plaisir de vous voir… »

Etrangement Billiwong Billidong crut voir le nez du bambin s’allonger.

 « Surtout n’écoutez pas ces vieux barbons. Ils disent n’importe quoi ! Pfffff…qu’ils sont ennuyeux ! Si vous voulez tout savoir ici, c’est à moi qu’il faut s’adresser ! »

Le nez s’allongea un peu plus.

« Et surtout n’ayez pas peur ! Est-ce que j’ai peur moi ? Jamais de la vie ! »

Le nez continua à s’allonger…

« Vous voulez savoir mon nom ? Ah c’’est bête, je crois que je l’ai oublié !»

Et le nez s’allongea encore…

***