Chapitre 10.
La banquise craquait de tous côtés.
Tulurgglurkuk et son chien sautaient de blocs de glace en blocs de glace sans hésiter, sans frémir, sans se retourner. Leur course vers le sud les entraînait toujours plus loin vers l’inconnu mais la peur ne faisait pas partie du programme. La faim en revanche, si…
Un lièvre des neiges leur avait bien servi de dîner un soir mais cela remontait à quelques lunes. Les lichens qui apparaissaient ça et là n’étaient juste bons qu’à être mâchouillés et n’apportaient aucun réconfort au husky qui tirait de plus en plus la langue. Un matin, Tulurgglurkuk ralentit le rythme. Il s’arrêta et d’une voix solennelle, à son chien Kaallakrkkalklaklaklakklaklakklakklak
( qui veut dire maintenant en langue Inuit : « Chien-qui-tire-la-langue-parce-que-le-lichen-ça-le fait-péter »), il s’adressa en ces termes :
« Chien-qui-pète ( c’était un diminutif affectueux ) l’heure est grave, il faut trouver de quoi nous nourrir sinon jamais nous ne retrouverons le pingouin lent boréal qui, bien que lent, est déjà loin… »
« C’est sûr, répondit Chien-qui-pète en baillant, mais je me demande si tu ne deviens pas un peu bigleux à force de ne plus cligner des yeux deux fois ?…Et inutile de me frapper !…Donc, si tu regardes vers l’ouest ne vois-tu pas un campement sympathique avec un feu de camp chaleureux et une troupe de rennes qui m’ont l’air tout ce qu’il y a de plus accueillants ? »
« Bien sûr que je l’ai vu, répondit Tulurgglurkuk vexé, c’était pour voir si tu étais attentif. Allons-y brave Chien-qui-pète-et-qui-va-en-prendre-une-s’il-continue-à-me-casser-les-pieds ! »
Ils arrivèrent donc soulagés près du campement en question où un énorme feu répandait sur la glace une lumière féérique. Huit rennes bien gras mangeaient placidement dans des seaux remplis de grains. Un gros bonhomme aux joues aussi rouges que son habit de laine était assis à califourchon sur un étrange traineau rempli de paquets. Il leur tendit des assiettes remplies non pas de bonne soupe mais de bonbons et de chocolats qu’ils engloutirent malgré tout.
« How how how ! fit le gros bonhomme, et bien dites-donc vous aviez faim mes petits amis ! On dirait que ça creuse de courir après les pingouins !….
« Comment savez-vous ça ? demanda Tulurgglurkuk, la bouche dégoulinante de chocolat, et qui êtes-vous ? « Mais je le sais parce que je sais tout voyons !…Je suis le Père Noknok ! »
***
Chapitre 11.
Devant l’air ébahi de Tulurgglurkuk et de son chien le Père Noknok et ses rennes éclatèrent de rire. « How how ! Je vois que tu ne nous connais pas, dit le gros bonhomme rubicond, permets-moi de te présenter mon fidèle attelage ! Voici Tornadjluk, Danseurjluk, Furiejlok, Fringantjlik, Cupidonjlouk, Tonnerrejluik, Eclairajlouik et enfin Comètjloïk… » Les rennes firent une révérence. « Il est vrai que nous sommes un peu loin de chez nous, nous venons de Laponie et nous avons quelques petites livraisons à faire, une poupée par-ci, un ours en peluche par-là, enfin on ne chôme pas…Et voilà qu’un lapin lapon de nos amis nous a raconté qu’un pingouin lent arctique vous causait des problèmes par ici, alors nous voici, toujours prêts à rendre service le Père Noknok ! How how how !… »
Sur ce il sortit de sa poche une série de grelots qu’il agita sous le nez des deux compères et commença à se trémousser devant ses rennes qui gigotèrent en cadence. Tous ensemble ils entonnèrent un chant ridicule où il était question de sapin roi des forêts, de cheminée et de quelqu’un qui ne devait pas oublier des petits souliers. Le husky se rapprocha lentement de son maître, mit sa patte devant son museau et murmura à voix basse :
« Il m’a l’air complètement toctoc ce Père Noknok…En plus ils chantent faux….On ferait mieux de filer à l’anglaise…
« A l’anglaise je ne sais pas, je ne connais pas ce pays, répondit sur le même ton Tulurgglurkuk, mais je veux bien filer à la groenlandaise. »
Ils attendirent donc patiemment la fin des danses en faisant semblant d’apprécier les pitreries des rennes qui commençaient à fatiguer puis, aux premiers ronflements du Père Noknok, ils se carapatèrent en silence.
Ils passèrent une petite colline puis s’arrêtèrent pour souffler un peu. La nuit était d’une clarté éblouissante. Un froid intense les enveloppait.
Tulurgglurkuk s’allongea sur le dos et regarda l’immense ciel étoilé. Il trouvait que ce début de quête avait bien mal commencé. Le Husky se blottit contre lui et dit : « Pour un chasseur tu m’épates. Tu ne sais pas regarder ou bien tu as tout oublié. Heureusement que je suis là. Observe la voie lactée. Alors, qu’est-ce que tu vois ? » Tulurgglurkuk fixa un coin du ciel et poussa une exclamation. « Je ne connaissais pas cet amas d’étoiles là-bas au sud…
« Et non, dit le chien, tu ne la connaissais pas et maintenant tu la connais. Et en plus elle t’indique la bonne direction, c’est-y pas merveilleux ? Si, souffla Tulurgglurkuk. Et tu sais comment elle s’appelle cette constellation ? Non, avoua Tulurgglurkuk. T’es miraud et t’es pas très futé non plus, ricana le chien, mais c’est la constellation du Pingouin Lent bien sûr !….. »
Il prit une taloche, sourit béatement, et s’endormit contre son maître.
***
Chapitre 12.
Tulurgglurkuk et Chien-qui-pète étaient donc repartis d’un pas allègre et le cœur léger vers le sud-sud-ouest en suivant le chemin tracé par la constellation du Pingouin Lent. Si nos deux chasseurs avaient l’air de savoir à quoi s’en tenir sur l’objet de leur chasse, est-ce que tout le monde pouvait en dire autant ?
Que savait-on réellement du Pingouin Lent ? Pas grand-chose en vérité…
Petit rappel scientifique établi en 1537 par le Professeur Herr Plitzenplotz de l’université Royale de PlitzenPlotz ( à Plitzenplotz )
Le Pingouin Lent, aussi nommé le Pingouin Pas Rapide, ou le Pingouin Mollasson, a été étudié pour la première fois par un botaniste du nom de Jojo-la-Racaille, lors d’une expédition en Mer Baltique, brièvement et de loin, de très loin, et encore on n’en est pas sûr.
Le Pingouin Lent ne doit pas être confondu avec le Pingouin Rapide, aussi nommé le Pingouin Véloce, ou encore le Pingouin Express, ou encore le Pingouin qui fait tût-tût. A vrai dire c’est très difficile de les confondre car le Pingouin Rapide possède huit pattes alors que le Pingouin Lent en possède beaucoup moins. Le Pingouin qui fait tût-tût possède huit roues et le Pingouin Lent aucune.
Le Pingouin Lent se nourrit exclusivement de lichen. Il pète beaucoup ce qui le protège des prédateurs. Pas tous. Certains prédateurs adorent le gibier qui pète. Le Pingouin Lent émet un petit cri très caractéristique lors de la saison des amours, hélas la plupart des femelles étant sourdes ils ont beaucoup de mal à se reproduire ce qui en fait un animal rarissime.
Le Pingouin Lent est grossier. Il profère des injures quand il a trop bu. A moins qu’il ne s’agisse de Jojo-la-Racaille.
Certains indigènes de l’Arctique sont très friands des yeux de Pingouins Lents farcis. D’autres indigènes pas du tout. Ce qui crée des tensions au sein des différents clans du Grand Nord.
Certains chefs de Clans ont fait du Pingouin Lent leur animal totem.
Des représentations de Pingouin Lent gravées sur os sont de véritables chefs d’œuvre. On n’en a, à vrai dire, jamais vu mais c’est ce que Jojo-la-racaille a raconté lors d’une conférence un soir à la buvette de l’Université donc ça doit être vrai.
C’est tout ce qu’on sait à propos du Pingouin Lent.
Inutile de dire que Tulurggurkuk et son chien ne possédaient pas toutes ces connaissances scientifiques. Peut-être était-ce heureux….
***
Chapitre 13.
Billiwong Billidong n’en revenait pas…
Quel Ancêtre avait-il irrité à ce point pour provoquer ce désastre ?
Lui, le meilleur peintre sur sable de la Terre d’Arnhem, n’avait jamais commis aucune erreur. Il avait respecté toutes les règles. Comme toujours…
Les pigments avaient été minutieusement choisis. Les ocres, les blancs, les gris, les noirs. Tous déposés du bout des doigts dans l’ordre rituel comme lui avaient appris son oncle et l’oncle de son oncle. Le sable rouge, c’était toujours le même, il était allé le chercher dans cette grotte du désert de Pitawhahari et l’avait ramené sans en perdre un grain en le portant sur la tête. Il avait dansé et psalmodié les chants sacrés sous l’arbre blanc desséché comme il l’avait toujours fait depuis 40 ans. Il s’était enduit les cheveux avec l’argile prise dans la mare aux crocodiles et s’était peint le corps en respectant les circonvolutions rouges et les spirales blanches. Il avait enfin soufflé dans son didgeridoo avec cette force et cette intensité qui étaient reconnaissables au premier son et qui faisaient dire à chacun lorsqu’il l’entendait : « Ca y est, Billiwong Billidong discute avec les Ancêtres… »
Alors quoi ?
Peut-être était-ce le dingo après tout ? Cette sale bête rodait vraiment trop près du village depuis quelques jours. Peut-être était-ce lui qui avait tout salopé ? Mais non, aucune trace de pattes autour de la peinture de sable que Billiwong Billidong avait mis tant de temps à réaliser. Rien. Il n’y avait aucune explication.
Accroupi, il se balançait et contemplait le sol en silence.
Un grand vide s’étalait au milieu de ce qui devait être la pièce maîtresse de la cérémonie du lendemain, prévue pour le début des festivités du « Temps des Rêves ». Tous les clans devaient s’y retrouver.
La peinture de sable se rapportait à une vision relatant un événement primordial. Elle décrivait la naissance de l’animal totem de la tribu.
Elle se nommait : « Le Rêve du Kangourou doux ».
Mais cela n’avait plus aucun sens, puisqu’au centre de la peinture, le kangourou avait disparu….
***
Chapitre 14.
Billiwong Billidong retourna dans sa case.
Il s’assit devant le feu de brindilles sur lequel mijotait depuis le matin un ragoût d’opossum mais il n’y toucha pas. Dans une jarre de terre il saisit une poignée de feuilles d’eucalyptus et commença à les mâcher lentement. Il mit aussi dans sa bouche quelques graines que le sorcier lui avait données avant de commencer à peindre. « Elles t’aideront à y voir clair quand l’obscurité voilera tes yeux », lui avait-il dit. Eh bien l’obscurité était là mais il avait beau mâchouiller et saliver aucune lueur ne venait éclaircir les ténèbres. Un petit wombat apprivoisé passa entre ses jambes en dodelinant du croupion, il le chassa d’un coup de pied rageur qui le surprit lui-même. Si lui, l’homme sage entre tous les sages, perdait ses moyens c’est que le monde ne tournait plus rond.
De mémoire d’homme du bush on n’avait jamais vu une telle diablerie. Un kangourou qui s’échappe d’une peinture de sable, il n’en avait jamais entendu parler. Il avait beau se creuser la cervelle, même dans les vieilles légendes transmises depuis la nuit des temps on ne parlait pas de kangourou peint et fugueur. Encore moins de kangourou doux fugueur. Parce que, c’était vrai que le kangourou sautait, et comment qu’il sautait ! C’était vrai que le kangourou boxait et c’était plus que vrai que le kangourou n’était pas un animal facile, mais il ne sautait pas d’une peinture !
Et puis rien à voir avec le kangourou doux, animal totem de la tribu et qui était une espèce rare parce que très docile, très calme et qui jamais au grand jamais ne se sauverait d’une peinture de sable ! Et pourtant si, il l’avait fait !
Billiwong Billidong se leva d’un bond. Il venait d’avoir la vision d’une grande vague… Il prit aussitôt sa décision. Il devait partir.
Il saisit une bonne poignée de larves de cancrelats séchés qu’il enfourna dans un sac de peau. Il décrocha ses boomerangs, les soupesa, il emporterait les plus légers. Il enroula délicatement son didgeridoo dans un étui d’écorce et se l’attacha dans le dos. Dans une autre sacoche, il déposa ses précieux pigments, du sable rouge, de la craie. Il jeta un dernier regard à sa case, ferma les yeux et sortit. Puis il s’élança, d’abord en petites foulées, bientôt suivies par de grandes enjambées, comme si mille crocodiles s’étaient mis à ses trousses.
Il allait retrouver ce satané kangourou doux.
Billiwong Billidong se dirigea vers la mer…
***
Chapitre 15.
Billiwong Billidong n’était pas seulement un grand artiste. C’était aussi un grand chasseur. Et un grand coureur. C’était tant mieux car dans cette partie du désert il valait mieux être les deux.
Le premier jour il avait ainsi échappé à une meute de dingos affamés qui auraient bien aimé faire de lui leur souper. S’ils avaient su qu’ils avaient en face d’eux le meilleur lanceur de boomerang de sa génération ils auraient sûrement réfléchi à deux fois. Ils restèrent tous sur le carreau pendant que Billiwong Billidong s’éloignait au pas de course en récupérant à la volée son splendide instrument.
Le deuxième jour, traversant un marigot, et toujours en bondissant, il évita de justesse de se faire croquer la jambe par un sympathique crocodile de sept mètres qu’il avait pris pour un rocher. Il lui asséna entre les deux yeux un bon coup de son didjeridoo.
La musique adoucit les mœurs des sauriens…
Un autre soir il ne dut son salut, face à un serpent noir des sables, qu’en lui soufflant dans les yeux une bonne dose d’ocre rouge qui aveugla le reptile juste avant qu’il ne le morde. Il croisa aussi sur sa route un certain nombre de kangourous. Certains étaient roux. Aucun n’était doux. Ils se montrèrent fidèles à leur réputation et donc assez vindicatifs. Le didjeridoo et les boomerangs de Billiwong Billidong adoucirent aussi leurs mœurs…
Finalement il prit la décision de ne plus jamais s’arrêter jusqu’à la grande étendue d’eau. Il mangerait et dormirait en courant.
Une nuit, alors qu’il trottinait en somnolant, il fit un rêve étrange. Il pêchait accroupi à travers un trou dans le sable. Le sable était tout blanc, très lisse et très froid, un vent glacial soufflait en rafales. Lui qui n’avait jamais porté un vêtement de sa vie était vêtu d’une lourde tunique avec une capuche, des bottes et des gants fourrés. Son haleine sentait le poisson…Il tira soudain sur la ligne, un petit koala, accroché au bout du fil, sortit de l’eau et vint se poser sur ses genoux. Le koala s’ébroua et le regarda droit dans les yeux. « Eh bien, lui dit-il, c’est pas trop tôt, je commençais à me les geler là-dessous. Pour un aborigène t’es pas trop pressé d’avoir une conversation avec ton esprit-animal dis-donc ! Enfin, ça y est, il était temps. Tu sais qu’t’as gagné le gros lot avec moi, je suis plutôt futé pour un koala des rêves. J’apparaîtrai chaque fois que tu seras en péril. C’est chouette non ? Et là, tu vas bientôt avoir besoin de moi. Parce que derrière cette colline, là, bah c’est l’océan mon vieux, comme je te l’dis, c’est la grande bleue… » Le koala disparut. Billiwong Billidong arriva en haut de la colline puis bascula de l’autre côté, il roula dans le sable et dormit profondément.
Le bruit du ressac le réveilla. Il ouvrit les yeux.
Une tortue géante lui léchait le visage….
***
Chapitre 16.
Tchang-Lu pénétra dans la jungle. Quelle différence de température avec la montagne ! La chaleur y était suffocante et moite. La touffeur dégoulinait littéralement des arbres. Les cobras aussi. Tchang-Lu les entendait se glisser en sifflant sournoisement le long des lianes et réussissait à les éviter. Mais il y avait pire que les cobras. Et plus petit. Malgré le danger Tchang-Lu était émerveillé par la luxuriance qui l’entourait. Des fleurs multicolores et de toutes tailles plus stupéfiantes les unes que les autres, des feuilles en corolles grandes comme des maisons, des mousses exubérantes, des spirales de lianes en cascades. L’envie de peindre étant plus forte que la peur, il s’était assis sur une souche de banian et venait de sortir son encrier. Il allait y tremper son pinceau lorsqu’il sentit un léger bruissement sur son épaule, il tourna lentement la tête. « Bonjour mon Prince, un baiser, rien qu’un baiser et tous vos vœux seront exaucés… » lui murmura une toute petite grenouille phosphorescente. Pas le temps de reculer, la grenouille, qui était très venimeuse, venait de l’embrasser ! « Ahhhh…pas de chance, dit la grenouille, je me suis trompé, ce sont mes vœux qui seront exaucés, pas les vôtres je le crains… » La grenouille se transforma aussitôt en crapaud-buffle et disparut sous les fougères. Tchang-Lu se mit à délirer. Le venin du perfide batracien avait pour effet de faire proférer à sa victime des poèmes incohérents. Ce qui pouvait devenir très grave. Le résultat fut immédiat et terrible :
« Alexandrie…Alexandraaaa …Pango sur le Nil…Hiiiiii…Pango sur les bras…Haaaaa…. » hurlait le pauvre fou. Il allait succomber dans un accès de démence poétique lorsqu’un colibri suceur de poison se positionna devant son nez et, enfournant son bec dans sa narine droite, se mit à aspirer le venin. Tchang-Lu était sauvé, mais à quel prix. « Faudrait tout de même faire attention où vous posez vos lèvres hein, dit le colibri en continuant de battre des ailes, on ne pourra pas vous surveiller vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Heureusement qu’aucun humain ne vous a entendu, ça aurait terni votre réputation de lettré… Alexxxxandrie…Alexxxxandraaaa….N’importe quoi ! » Tchang-Lu se remit debout. « Bon alors, reprenons, fit le colibri, pour votre quête du pangolin, vous devez suivre le sentier sous les branches du palétuvier, au troisième perroquet tournez à droite, puis vous filez tout droit à travers le champ de fleurs carnivores, vous bifurquez au quatrième tulipier, ensuite deuxième guépard à gauche, vous grimpez en haut de la canopée, vous évitez les grenouilles, vous repérez la forêt d’épicéas géants, vous y plongez direction le fleuve, et là vous demandez votre route… »
« Ah bon mais à qui ? » demanda Tchang-Lu. « Bah….Mais aux tigres évidemment… »
***
Chapitre 17.
Ils étaient là. Silencieux, invisibles sous les hautes herbes, toutes griffes dehors, poils hérissés, yeux plissés, prêts à bondir…
Tchang-Lu, qui les avait repérés depuis un moment, avait compté quatre tigres du Bengale, les plus féroces. Mais il n’était pas plus inquiet que ça, les fauves, il connaissait bien. Combien de fois avait-il fait poser le Grand Dragon de Jade dans son atelier ? Un gros chat très moustachu et qui crachait du feu, rien de plus. Quant à la Salamandre Géante des Trois Royaumes Interdits, une pichenette sur le museau et elle devenait douce comme une petite peluche.
Il venait de sortir sa théière et se servait, nonchalamment, une tasse de thé.
« Mhhhhhh….. » grogna avec une inquiétante douceur un magnifique tigre blanc qui vint s’assoir juste en face de lui. « Du thé….Mais quelle bonne idée, juste au moment du goûter, mhhhhhh…C’est un Darjeeling j’espère ?…
J’adooooore le Darjeeling…
« Hélas non, répondit Tchang-Lu, c’est un mélange du Yunnan, le meilleur à mon goût. Vous devriez l’essayer.
« Tous les thés se valent du moment qu’ils sont bons, ajouta un second félin en se léchant les babines, l’important ce sont les biscuits qui vont avec….
« On peut toujours remplacer les biscuits par des mollets de chinois, dit un troisième en se couchant aux pieds de Tchang-Lu.
« Les enfants, les enfants…Que diriez vous du chinois tout entier ? gronda une énorme tigresse qui s’avança en se dandinant, c’est tentant vous ne trouvez pas ?… » Les trois tigres hochèrent la tête et allaient sortir leurs gigantesques griffes quand leur mère ajouta : « Mais nous manquons de la plus extrême politesse. On ne dévore pas quelqu’un sans s’être d’abord présenté. Allez les garçons, donnez vos noms je vous prie…
« Bon, d’accord…dit le premier, moi c’est Shere Khan. Ah ça me dit quelque chose fit Tchang-Lu. On me l’a déjà dit grommela le tigre….
« Moi c’est Sarbah Kahn, dit le second.
« Et moi c’est Yesswoui Khan dit le troisième en ouvrant grand sa gueule.
« Eh bien enchanté, vraiment c’est un honneur, dit Tchang-Lu, moi c’est Tchang-Lu et je suis…
« Tchang-Lu ! Vous êtes Tchang-Lu, s’exclama la tigresse, mais vous ne pouviez pas le dire plutôt !…Stop les garçons, pas de goûter pour vous aujourd’hui ! Et dire qu’on a failli vous croquer ! Il était moins une ! Alors c’est vous qui recherchez cet imbécile de pangolin ? Bien sûr qu’on va vous aider. Nous avons une dent, et même plusieurs, contre cette sale bête vous savez…
Je vais tout vous expliquer à son sujet.
Alors dites-moi, Tchang-Lu, ce thé du Yunnan, il vous en reste un peu ?…. »
***
Chapitre 18.
Laissons la tigresse donner à Tchang-Lu les informations utiles à la poursuite de son voyage et penchons-nous un instant sur les quelques maigres mais nécessaires connaissances relatives au pangolin nacré.
Qu’en savait-on exactement à cette époque ? Pas grand-chose en réalité.
Petit rappel scientifique établi en 1538 par le Professeur Herr Plitzenplotz de l’Université Royale de Plitzenplotz ( à Plitzenplotz )
1°) Le Pangolin nacré, de la sous-famille des Pangolinus pourritus, est souvent confondu avec le Pantalon nacré, vêtement qui est porté par les gouverneurs de district de premier rang lors de la fête de la bière.
2°) Il n’y a jamais eu de fête de la bière dans l’Empire du Milieu et les gouverneurs de district de premier rang portent des caleçons de soie irisée et non des pantalons nacrés ! Le fait que cette communication provienne des carnets du botaniste controversé Jojo-la-Racaille peut prêter à confusion mais libre au lecteur de se faire une opinion en toute conscience.
3°) Le botaniste Jojo-la-Racaille n’a jamais été dans l’Empire du Milieu, en revanche on lui doit plusieurs études approfondies des fêtes de la bière.
4°) De plus, il très difficile d’enfiler un pangolin nacré par les jambes.
Voire impossible. Essayez pour voir…
5°) Le Pangolin nacré est mauvais joueur. Lorsqu’il perd au jeu de go il pique une crise, se roule par terre et c’est une véritable honte que de le voir se mettre dans des états pareils. De plus il a fort mauvaise haleine et profère beaucoup d’injures au sujet de sa belle-mère. En cela il a un point commun avec un autre animal extravagant : le pingouin lent ( bien qu’il n’ait avec lui aucun lien de parenté et en soit très éloigné, scientifiquement parlant, le fait est notable. )
6°) Le Pangolin nacré n’est vraiment pas un compagnon fréquentable.
Jojo-la-Racaille non plus. ( Néanmoins il n’a pas encore été prouvé qu’il n’y ait aucun lien de parenté entre le Pangolin nacré et certains botanistes en voie de disparition. L’ Académie des sciences de Plitzenplotz y travaille actuellement. )
7°) Le Botaniste nacré n’est pas une espèce encore très étudiée mais ça pourrait bien arriver un jour. Après les fêtes de la bière.
8°) C’est tout ce qu’on sait, à ce jour, à propos du Pangolin nacré.
Il faut espérer que la tigresse en savait un peu plus sur la question…
***
Chapitre 19.
Tulurgglurkuk contemplait les étoiles, il était frigorifié. Pelotonné contre lui, Chien-qui-pète qui n’avait jamais si bien porté son nom, lâchait allègrement des gaz qui réchauffaient sensiblement l’atmosphère. Tulurgglurkuk pour une fois lui en était reconnaissant.
« Regarde-moi cette Voie Lactée, dit Chien-qui-pète à demi endormi, dommage qu’il n’y ait pas une Constellation du Robinet au milieu. On pourrait l’ouvrir… Imagine un peu ces torrents de lait qui nous descendraient en cascade dans le gosier…Mhhhhh…Du lait bien chaud avec des tartines fumantes qui viendraient directement de la Constellation des Tartines Fumantes…
« Et la Constellation du Chien-qui-pète-et-qui-délire-grave-et-qui-ferait-mieux-de-se-taire, tu connais ? Allez, laisse-moi dormir. Un proverbe de chez nous dit : « Qui ronfle baffre ! Alors tais-toi et ronfle ! » Ils finirent par sombrer dans un sommeil profond, bercé pour l’un par des flots de crème épaisse et odorante et pour l’autre par des courses sans fin sur la glace.
Le dernier rêve de Tulurgglurkuk fut particulièrement agité.
Harpon levé, il était en train de pêcher au bord d’un trou, attendant qu’apparaisse le museau moustachu d’un phoque. La scène n’avait rien d’extraordinaire si ce n’était que la glace avait une curieuse texture, elle était de couleur ocre orangée et n’était ni lisse, ni froide. Au contraire elle était granuleuse, rien à voir avec la poudreuse habituelle et surtout elle était brûlante. Il constata alors qu’il était entièrement nu, avec seulement un petit bout de tissu accroché autour de la ceinture. Son harpon s’était transformé en curieux bout de bois plat, légèrement incurvé à angle droit. Sans savoir comment, il l’avait lancé avec une adresse insoupçonnée. Le bout de bois était parti dans les airs et était revenu juste dans sa main après avoir décrit un grand cercle dans le ciel. A cet instant un animal étrange avait jailli hors du trou. Il avait un petit museau de lièvre, une longue queue de rat, une grosse poche sur le ventre et surtout d’immenses pattes arrière qui, tels des ressorts, lui permettaient de faire d’immenses bonds tout autour de Tulurgglurkuk. L’animal venait de se mettre en position de combat face à lui et allait le boxer avec rage lorsque la gueule de Nannuq-le-grassouillet, qui venait lui aussi d’apparaître, l’engloutit en moins de temps qu’il n’en faut pour dire « gloups ».
« Eh bien, eh bien, il s’en passe de belles ici quand j’ai le dos tourné ! » Il se gratta la tête avec ses longues griffes noires. « On dirait qu’il y a de drôles d’interférences dans le monde des rêves ces jours-ci, faudrait que j’étudie ça de plus près. Bref, c’est jamais très bon d’avoir des visions nocturnes quand on a faim. Heureusement que j’ai pu vous dégotter dans la poche de ce…de ce…enfin de ce phoque austral, une poignée de saumons bien gras, ça vous tente ?… »
Tulurgglurkuk et Chien-qui-pète, bien que dormant profondément, s’assirent sur leurs fesses et, yeux fermés mais bouche et gueule grandes ouvertes, gobèrent sans la mâcher la pêche miraculeuse que Nannuk-le-grassouillet leur envoyait à la volée. Le dernier poisson englouti, ils rotèrent un bon coup et se recouchèrent lourdement.
« C’est ça, bon appétit messieurs et surtout ne me remerciez pas, ricana l’ours blanc, c’était avec plaisir…Ahhh l’ingratitude humaine et canine me surprendra toujours, enfin…Est-ce que je les réveille pour les prévenir que demain il vaudrait mieux être en forme ? » Il avala lui aussi un saumon bien gras qu’il s’était mis de côté. « Oh puis non, hein, c’est bien assez pour aujourd’hui… » Il recracha l’arête, se cura les crocs, regarda les deux compères dormir, sourit, si tant est qu’un ours blanc puisse sourire, bailla et disparut dans les airs.
***
Chapitre 20.
Ils avaient repris la route.
« Il faut qu’on trouve un moyen d’aller plus vite… » pensa Tulurgglurkuk en accélérant la foulée. « Il faut qu’on trouve un moyen d’aller plus vite…mais sans se fatiguer ! » pensa Chien-qui-pète en tirant la langue.
Leurs vœux allaient être bizarrement exaucés après qu’ils aient franchi, exténués et abasourdis, un nouveau pic vertigineux. Un bruit ahurissant, mélange de grognements et de coups de marteaux avait précédé leur approche depuis un moment sans que nos deux compères comprennent la cause de tout ce brouhaha. Ils débouchèrent au beau milieu d’une troupe hétéroclite de morses, de phoques et d’otaries très affairés qui ne leur prêtèrent guère d’attention au début. Le gros de la troupe était rassemblé autour du plus énorme morse que Tulurgglurkuk ait jamais vu. Sa taille était gigantesque, ses deux canines démesurées, ses moustaches et ses sourcils s’ébrouaient en tous sens et ce mastodonte s’activait sur un morse plus petit avec des outils visiblement faits en ivoire de baleine et en os taillés.
« La clef de douze, Gustaffson, pas la clef de treize, la clef de douze ! hurla-t-il à l’intention d’une otarie coiffée d’un bandana qui tournait, affolée, autour de lui. Nom d’un hareng de la Baltique, c’est pas compliqué tout de même, Gustaffson !… »
« Oui Patron, voilà Patron !…Euh Patron…On a des visiteurs….. » fit le dénommé Gustaffson en désignant Tulurgglurkuk et son chien.
« Quoi, qu’est-ce que c’est encore ? Gronda le gros morse en se relevant péniblement et en toisant les intrus. Je déteste être dérangé quand je serre les boulons d’une bécane !…Des autochtones en plus, nous voilà bien ! Les gars, va y avoir de la viande fraîche sur la banquise, pas question de les laisser nous tailler en filets mignons… ».
Alors que les phoques se rapprochaient dangereusement l’ambiance aurait pu rapidement dégénérer au désavantage de nos amis si le petit Gustaffson n’avait soufflé timidement : « Dites Patron, ne serait-ce pas le fameux Tulurgglurkuk, dont les Esprits de la Divine Graisse nous ont parlé l’autre nuit, celui qui recherche ce foutu pingouin boréal en fuite ?…. ».
« Si c’est bien lui, gémit Chien-qui-pue, c’est lui et son fidèle chien qui pue… »
« Ah…Bon…D’accord….J’avais pas vu, bougonna le morse, désolé j’ai pas les idées très claires quand je fais de la mécanique…Alors qu’est-ce qu’y veut le cannibale ? Y veut de l’aide peut-être ? » Tulurgglurkuk hocha la tête. « Bon d’accord, gloussa l’autre, ça tombe bien j’étais justement en train de régler un turbo-morse à réaction, ça vous ira comme moyen de transport ? Faut juste maîtriser la bête, pas trop pousser sur les injecteurs mais une fois bien en main c’est de la bonne camelote. Ah oui j’oubliais, le carburant, c’est du maquereau gazeux, un par jour pas plus, le gaz produit une compression dans l’estomac et c’est ça qui provoque l’explosion….Allez, montez là-dessus tous les deux, tenez-vous bien aux canines et roule ma poule ! »
Tulurgglurkuk enfourcha le turbo-phoque, Chien-qui-pue s’assit derrière lui, pas trop rassuré. Le morse jeta un hareng dans la gueule du turbo-morse.
« Merci infiniment pour votre aide, dit Tulurgglurkuk.
« Ohhhh tu peux remercier toute mon équipe, venez saluer mes gaillards …. » Les éléphants de mer et les phoques s’avancèrent en dodelinant.
« Vous connaissez déjà Gustaffson, voici Ericson, puis Olafson, puis Carkasson, et enfin Klaxson, tous de braves petits gars …
« Et vous ? demanda Tulurgglurkuk.
Le Morse éclata de rire, essuya ses nageoires pleines de graisse et dit :
« Ici tout le monde me connaît. Quand on a un problème de panne de phoque, une vidange d’otarie, un carburateur de narval à changer, Il n’y a qu’un seul nom, un seul…
« Et c’est ?…
Le turbo-morse démarra en trombe.
« C’est Davidson, mon vieux….HarleyDavidson
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