Chapitre 100.
« La question ! La question !… hurlait la foule qui trépignait d’impatience.
« Voilà, voilà… grommela l’un des deux personnages en perruque en saisissant son porte-voix. Il s’approcha tout près de la joue de Tchang-Lu, posa ses lorgnons sur son nez, s’éclaircit la voix et déclara :
« Monsieur l’intrus, vous avez, par votre intruse et perfide intrusion, intrusament et grandement perturbé les lois fondamentales de la géométrie institutionnelle qui régissent depuis la nuit des temps la bonne et intemporelle marche de notre communautaire communauté, qui…
« La question, la question, continuait de vociférer la foule.
« J’y arrive, j’y arrive… donc, en ma qualité de bourgmestre responsable des intrusions et, par les devoirs qui me sont conférés, je vais vous poser une question qui décidera si votre avenir est encore devant vous où s’il appartient déjà au passé. » Il s’éclaircit la gorge.
« La question est donc celle-ci :
Monsieur l’intrus, les œufs… vous les gobez par le petit bout, ou vous les gobez par le gros bout ? »
Alors que Tchang-Lu restait coi, Gulliver, son compagnon d’infortune, pouffa d’un rire nerveux.
« Mon ami, faites bien attention à ce que vous allez répondre. Ces petites personnes sont fort susceptibles… j’ai moi-même subi le même genre d’interrogatoire et ils n’ont pas apprécié mon humour. J’ai eu le malheur de leur répondre d’aller se faire cuire un œuf et me voilà enchaîné, je le crains, pour un bout de temps…
Tchang-Lu se tourna alors vers son petit interlocuteur, prit une profonde inspiration et lui répondit avec un ton aussi sentencieux qu’il le put :
« Le sage a dit : « L’important n’est pas de savoir par où l’œuf se gobe, mais plutôt de savoir par quel orifice il sort de la poule. »
« Ah bon ? fit le bourgmestre interloqué.
« Comme je vous le dis, fit Tchang-Lu avec gravité.
Le bourgmestre se tourna vers son confrère qui, bouche grande ouverte, restait aussi stupéfait que lui.
« Ça alors !… Nous n’avions jamais pensé à ça ?… Mais ça change tout, voyez-vous… » Il prit son porte-voix, se tourna vers la foule et cria : « Quelqu’un sait-il par quel orifice l’œuf sort de la poule ? »
La foule resta muette de stupeur.
« Personne ne sait ?… Mais c’est une catastrophe, commença à se lamenter le bourgmestre, c’est une abomination, c’est la fin du monde !… Il faut absolument qu’on connaisse la vérité vraie !…
« Moi je sais, fit tranquillement Tchang-Lu, mais évidemment je ne vous le dirai que si vous me détachez et mon ami aussi.
« Qu’on les détache ! hurla le bourgmestre, et plus vite que ça !…
« Et si vous me montrez la barque par laquelle est arrivé le sieur Gulliver.
« Qu’on lui montre !
« Et si vous m’indiquez le chemin pour aller chez Maurice.
« Oui, tout ce que vous voulez, pleurnicha le bourgmestre en montrant le sud d’un geste las, pour aller vers Maurice, c’est par là-bas, mais par pitié, donnez-nous la réponse…
« La réponse, la réponse, scandait la foule. »
Tout fut fait en moins de temps qu’il n’en aurait fallu à Tchang-Lu pour préparer des œufs mimosa.
Puis, lui et Gulliver se levèrent, s’époussetèrent, remercièrent le bourgmestre, le sous-bourgmestre, saluèrent la foule et montèrent dans la barque.
Gulliver saisit les rames et commença à ramer dans la direction indiquée.
Enfin, se tournant vers la foule qui les regardait partir avec consternation, Tchang-Lu cria de toutes ses forces :
« Par le cul !…
« Beurk !… firent les lilliputiens.
Et jamais plus ils ne mangèrent d’œufs…
***
Chapitre 101.
« Maurice ?… J’en ai jamais entendu parler !… gloussa le virevoltant Peter.
« Est-ce un enfant perdu ? Non ! Alors ça ne m’intéresse pas ! Un adulte perdu ? Ça m’intéresse encore moins ! Mais où est-il votre Maurice ? Nulle part ? Impossible ! Car s’il était nulle part, c’est qu’il serait ici, et s’il était ici,
j’le saurais !… Mais s’il n’est pas nulle part, c’est donc qu’il est ailleurs, et ailleurs, c’n’est pas mon domaine… alors qu’est-ce que j’peux y faire ? ».
Il partit d’un grand éclat de rire, exécuta un nouveau looping et se reposa au sol en saluant sous les applaudissements émerveillés de la jeune indienne.
Quel crâneur, pensa Tulurgglurkuk qui commençait sérieusement à se lasser des façons désinvoltes avec lesquelles le turbulent jeune homme répondait à ses questions. Ce Peter ne tenait pas en place et ne semblait s’intéresser à rien d’autre qu’à lui-même. Sans parler des œillades appuyées que le garçon lançait à « Tigresse-attentive-aux-Lys… » et à Tanarak.
La louve blanche de Tanarak suivait aussi d’un très mauvais œil les manières du garçon. Elle se promettait, s’il passait un peu trop près de sa maîtresse, d’y planter ses crocs, histoire de voir s’il ferait toujours le bellâtre avec un mollet en moins.
Chien-qui-pète, quant à lui, était ravi du spectacle et, comme à chaque fois qu’il était ravi, pétait d’aise sans aucune gêne.
« … Et un pingouin, demanda encore Tulurgglurkuk, ça ne vous dit rien non plus évidemment ? »
Le garçon s’arrêta net de faire le pitre.
« Un pingouin dites-vous ?… un pingouin, ça c’est bizarre… figurez-vous qu’j’viens d’avoir justement une p’tite altercation au sujet d’un pingouin avec un vieux manchot d’mes amis, et ce pas plus tard que c’matin…
« Comment-ça ?
« Bah, c’est sûrement sans importance… mais y’s’trouve que c’vieux pirate me soutenait avoir vu un pingouin filer en mer après avoir dérobé, ne m’demandez pas comment, le réveil qu’était dans l’ventre du crocodile !…
« Le réveil qui était dans le ventre du crocodile ?…
« Ouais, ben… ce s’rait trop long à vous expliquer… Bref, du coup j’l’ai’ traité d’adulte handicapé d’la vie, lui m’a traité d’enfant attardé, de fil en aiguille et d’aiguille en sabre d’abordage, on en est v’nu aux mains, le crocodile s’en est mêlé et mon pirate s’est fait bouffer sa deuxième main !…
« Pas de chance, en convint Tulurgglurkuk.
« Ouais pas d’chance ! Surtout pour moi, fit Peter d’un air triste, avec qui j’vais bien pouvoir m’escrimer maintenant ? A moins que… peut-être qu’avec une bonne opération… une main d’perdue, comme on dit ici, dix crochets d’retrouvés…
« Et mon pingouin ? revint à la charge Tulurgglurkuk.
« On dirait qu’vous y ‘t’nez à vot pingouin, l’ami ! Vous n’perdez pas l’nord hein ! Mais ça tombe bien parce que, d’après le futur Capitaine-Deux-Crochets, c’est la direction du nord qu’il aurait prise, vot’oiseau… »
Peter changea alors d’attitude, il mit ses mains sur les hanches et ajouta, d’un air fier :
« Et du coup c’est vot’jour de chance. Vu qu’le capitaine pirate peut plus t’nir la barre de son navire, le « Jolly Roger », moi j’dis qu’si ça vous chante, cette barre et c’bateau sont à vous, et aussi à moi, enfin à nous quoi… »
Comme par enchantement nos amis se retrouvèrent donc sur le pont du vaisseau pirate. Peter avait embarqué avec eux, prétextant la nécessité de sa présence du fait de la dangerosité des récifs alentours.
« Pour vaincre les courants imaginaires, avait-il dit en se touchant la tempe, il faut un peu d’imagination, et c’est pas ça qui m’manque… et pis… maintenant qu’j’y pense… »
Un sourire malicieux à faire fondre Tanarak et la jeune indienne éclaira soudain son visage.
« Maintenant qu’j’y pense… vot’ Maurice là… ce s’rait’y pas plutôt le nom d’une île ?…
« Une île ? fit Tulurgglurkuk.
« Oui, une île !… parce que si c’est le nom d’une île, continua-t-il en se tournant vers la proue du bateau et en dardant son épée vers l’horizon…
Bah… l’île Maurice, les amis… elle est juste là… droit devant vous… »
***
Chapitre 102.
« Jane ?… C’est vous, Jane ?… C’est bizarre très chère, je ne me souvenais pas que votre cou était si long et si… rugueux !… »
« Non, fit Lulu la tortue luth, en tentant de se dégager du bras musculeux et rose qui venait de la saisir alors que, pour fuir la horde de ces balourds de monstres en passant de branches de palmiers en branches de palétuviers avec ses amis, elle venait de s’accrocher à ce qu’elle croyait être une liane.
« Non, ce n’est pas Jane, fit elle, c’est Lulu… et puisque vous n’êtes visiblement pas une liane, est-ce que vous voulez bien me lâcher je vous prie ?
« Par Saint-Georges, fit l’homme aux longs cheveux blonds à qui appartenait le bras qui venait de laisser tomber sans ménagement la pauvre Lulu. Que vous est-il arrivé ma pauvre Jane ? Quel étrange accoutrement que le vôtre ! La mode à Greystoke Castle a-t-elle changé à ce point depuis mon départ pour que vous portiez une telle carapace à la place d’une robe de soirée ?… »
Billiwong Billidong, le koala sur l’épaule, venait, lui aussi, de se poser au sol.
Le grand blond, qui ne portait qu’un petit pagne autour de la ceinture, les dévisagea, l’air hagard, puis poussa un grognement. Il décrocha une banane d’un régime suspendu à sa ceinture et l’engloutit d’un coup sans l’éplucher.
Il se pencha ensuite vers Lulu et lui tendit une autre banane.
« Il faut reprendre des forces mon amie. Faire du cross-country en cette saison, ça creuse et je vous trouve une petite mine. Une crème de jour vous ferait le plus grand bien. Vous avez des rides, là et là, qui vous vont certes à ravir, mais qui, permettez au tendre ami que je suis de vous le dire, vous vieillissent quelque peu… »
En plus d’être sourd il n’a pas l’air d’avoir toutes les noix de coco à tous les étages… nous voilà bien, soupira Lulu.
« Je n’ai pas l’honneur de connaître vos amis, continua l’ahuri, des compagnons de whist sûrement ? Au fait, avez-vous assisté au jubilé de la reine à Ascot ? On m’en a dit le plus grand bien… »
Sans attendre de réponse il se tambourina furieusement le torse et poussa un monstrueux hurlement auquel répondirent des barrissements d’éléphants, des cris de singes et des rugissements de lions.
« Ahhh, dit-il, vous entendez ?…
Il ressaisit Billiwong Billidong, Lulu, le koala, les fourra sous ses bras et disparut avec eux dans les arbres.
« Five o’clock ! cria-t-il joyeusement. Wonderfull ! Le thé est servi ! J’adore la tradition… pas vous ?… »
Billiwong Billidong ne voyait pas comment sortir de cette situation grotesque.
Il désespérait de faire comprendre à cet hurluberlu en culotte de panthère qu’il ne faisait pas partie de l’aristocratie britannique…
Il essayait bien de lui expliquer que son didgeridoo n’était pas une batte de cricket révolutionnaire, que le koala ne se mangeait pas avec de la sauce à la menthe et que Lulu la tortue ne serait jamais prête pour ouvrir le prochain bal à Buckingham Palace. Mais rien n’y faisait, le grand escogriffe sautait de branche en branche en étant persuadé d’évoluer dans un manoir écossais…
Et puis, c’est au moment où on s’y attend le moins que, sans aucune explication, les situations les plus inextricables se résolvent comme par magie.
Vous avez l’impression que jamais vous ne pourrez sortir de ce labyrinthe et voilà qu’une porte s’ouvre. Vous coulez irrémédiablement au fond de l’eau et soudain une bouée apparaît au bout de votre main. Vous cherchez désespérément un kangourou et voilà qu’il vous saute sur les genoux…
C’est donc à cet instant précis que le miracle arriva sous la forme d’un orage soudain, un orage monumental, violent, phénoménal qui, en l’espace d’une seconde, dévasta tout sur son passage…
L’impossible Lord disparut avec lianes et bagages et nos trois amis furent happés par une gigantesque trombe qui les souleva comme des fétus de paille et les emporta loin dans les airs. Ils étaient dans l’œil du cyclone, les éclairs zébraient le gouffre dans lequel ils tourbillonnaient comme des toupies, les coups de tonnerre y étaient assourdissants.
Puis, aussi soudainement qu’elle était apparue, la tempête sembla se calmer et la tornade les reposa, sains et saufs, sur une plage de sable blanc.
Le ciel était toujours couleur de plomb mais les cataractes d’eau se transformèrent peu à peu en fins rideaux de pluie.
Au loin, le brouillard qui se déchirait laissa apparaître sur la ligne d’horizon, les contours vaporeux d’une île…
« Embarquement immédiat pour l’île Maurice ! dit une voix métallique et joyeuse émergeant de la brume. Pas besoin de prendre vos tickets, le voyage est gratuit… »
La voix appartenait à un curieux personnage, tout de fer vêtu et coiffé d’un entonnoir. Il montra une barque qui clapotait au bord de l’eau et continua.
« Montez, il faut faire vite sinon je vais rouiller, et vous aussi…
Un second personnage, attifé comme un épouvantail, déboula en trébuchant et ajouta :
« Dépêchez-vous les amis, avant que les corbeaux ne me piquent toute ma paille…
Un troisième personnage, un lion rapiécé, surgit sur ces entrefaites et bouscula les deux autres. Il tremblait de tous ses membres, regarda fébrilement le ciel et soupira :
« La pluie, encore la pluie, toujours la pluie… ce Magicien me rend morose…
Les trois individus poussèrent vivement Billiwong Billidong, le koala et Lulu la tortue dans l’embarcation. Ils sautèrent dedans et se mirent à ramer en cadence.
« Vous êtes sûr que c’est par là que nous devons aller ? demanda Lulu.
« On ne peut pas se tromper, répondit l’épouvantail. Il se tourna vers l’avant de la barque et ajouta:
« Regardez…
Un gigantesque demi-cercle de toutes les couleurs illuminait le ciel. « Vous êtes bientôt arrivés, dit l’homme en fer blanc, pour vous, c’est juste de l’autre côté de l’arc-en-ciel… »
***
Chapitre 103.
20°10’ Sud ; 57°30’ Est…
A bord de la Perla Negra, tous les regards étaient fixés sur cet hypothétique point à l’horizon…
L’île de Mau…
Les voyageurs venaient d’essuyer une mémorable tempête mais fort heureusement le soleil brillait maintenant au zénith ; la prochaine terre qu’ils verraient, pensaient-ils tous, serait la bonne.
Le bout du voyage n’était maintenant plus très loin.
Les voiles frémissaient sous le vent. Les perroquets et le colibri frémissaient à l’idée de rencontrer enfin le Quetzalcoatl. Les Hidalgos frémissaient à l’idée des coffres remplis d’or.
Mais ils n’en avaient pas encore fini avec les rencontres imprévues…
« Terre ! s’écria soudain Sang-Chaud, du haut du hunier.
Tout à l’euphorie d’accoster enfin, personne ne crut bon de regarder, ni le compas, ni la carte ; ils débarquèrent donc sur cette terre, certains d’être arrivés sur l’île de Mau…
Don Quijote fut le premier à poser le pied sur la plage. Il planta sa lance sur le sol, huma l’air en connaisseur et dit :
« Ça sent l’or ! Foi d’Hidalgo !
Don Diego de la Vega sauta à sa suite et zébra le sable d’un grand Z.
« Za sent la gloire ! Au nom de za très grazieuse Mazesté, Zeanne la folle, Reine d’Aragon et Caztille, ze prends pozession de cette île ! Foi de Zozo !
Sang-Chaud traînait des pieds et, comme à son accoutumée, maugréait.
« Moi, ce que je sens, ce sont les ennuis… beaucoup d’ennuis… »
Acocoyotl débarqua lui aussi, mais, prudent, ne dit rien du tout.
Les oiseaux, encore plus prudents, étaient restés à bord pour surveiller le navire, en cas d’attaque de goélands…
Bien leur en prit car nul n’avait remarqué un personnage à l’accoutrement pour le moins « primitif » qui observait depuis un moment, l’air goguenard, la bruyante arrivée de la petite bande de conquistadors.
Grand de taille, le cheveu roux et la barbe longue, vêtu simplement d’une veste rapiécée en poils de chèvre, coiffé d’un curieux bonnet conique également en poils, il brandissait au-dessus de sa tête un parasol fait de feuilles de palmiers pour se protéger du soleil.
Il s’avança avec nonchalance vers les quatre arrivants qui, l’apercevant soudain, firent tous un bond en en arrière, provoquant ainsi, par un effet de dominos, leur chute dans le sable…
L’individu partit d’un grand éclat de rire et déclara :
« Ici, personne ne prend possession de quoi que ce soit, sachez-le ! Ici, rien n’appartient à personne, car ici, regardez autour de vous… il n’y a rien à posséder…
« Rien ? firent les autres en se relevant difficilement.
« Rien ! répondit l’autre, mais ceci dit, je suis bien aise d’avoir de la visite…
« Alors pas d’or ? insista Don Quijote.
« Pas d’or, confirma l’étranger.
« Et pas de trézor ? continua Don Diego.
« Pas de trésor, certifia l’autre.
« Pas de Quetzalcoatl non plus je suppose… tenta Acocoyotl.
« … Le Quetzalcoatl !… Vous voulez parler du grand serpent à plumes ?!… Ah mais si, dit l’homme, lui, il est bien passé par ici !… Il m’a d’ailleurs laissé quelques plumes pour mettre sur mon parasol… très sympathique bestiole vraiment… rien à redire… mais il n’a fait qu’une courte halte, pour reposer ses ailes disait-il, puis il est reparti… oh pas très loin, il n’a fait qu’un saut de puce jusqu’à cette autre île, là-bas, où apparemment il était fort attendu… »
Il fit un geste vague de la main.
« Oui, vous savez bien, là-bas quoi, à gauche de l’île Marcel… comment s’appelle cette île déjà ? Ah oui, ça me revient… L’île Maurice !… »
Devant l’air éberlué des voyageurs qui ouvraient de grands yeux, s’étaient déjà mis debout et s’apprêtaient à repartir, l’homme replia son parasol, le planta dans le sable et étudia l’ombre qu’il projetait sur le sol.
« Moui moui… murmura-t-il, c’est bien ce que je pensais…
« Vous pensiez quoi ? demanda Acocoyotl qui trouvait décidément bien étranges les propos de cet individu. Mais au fait, qui êtes-vous ?
L’étranger sourit mélancoliquement ;
« Il fut un temps où l’on m’appelait Robinson… Mais c’était dans une autre vie… Donc je disais que, d’après mes calculs, bizarrement nous nous trouvons en plein milieu d’une semaine où rien ne devait se passer… une semaine des quatre jeudis en somme ! Et ça tombe bien puisque vous êtes quatre ! Je vais donc vous appeler Jeudi ! Jeudi numéro un, Jeudi numéro deux, Jeudi numéro trois et Jeudi numéro quatre !… Ça vous dit ?
« Si ça vous dit, ça me dit aussi, dit Sang-Chaud en signe d’apaisement.
« Moi ça ne me dit rien du tout, s’exclama Don Quijote en remontant dans la barque.
« Moi encore moins, fit Acocoyotl, sans façon, mais merci pour l’information.
« Et moi ! Et moi… s’écria l’irascible Don Diego, ze bouillonne de raze ! Ze dis et ze redis que personne ne m’appellera zamais Zeudi ! Zinon ze le bouzille, ze l’exzécute, ze l’eztrapade, ze l’égorze, ze l’égozille…
Zozo à la rigueur, mais pas Zeudi… »
Face à une telle fureur, Robinson crut Zozo…
***
Chapitre 104.
« Qu’est-ce tu vois d’là-haut, Moussaillon Moussaillon ? hurla depuis le pont du Spinach of the sea, le marin aux gros biceps.
A part le vol, inhabituel dans ces parages, d’une colombe blanche portant une brindille dans son bec et qui venait de lui passer au ras de la tête à toute allure, Moussa Moussa, du haut du hunier, n’avait rien vu de particulier à signaler depuis un bon moment. La pluie, qui était tombée en trombes discontinues pendant au moins une quarantaine de jours, venait enfin de s’arrêter ; le ciel était toujours d’une sinistre couleur de plomb. Cette quête arriverait bientôt à son terme, il le pressentait, mais les évènements s’étaient emballés de telle manière qu’il lui semblait ne plus rien maîtriser. Et que dire de ses nouveaux compagnons ? Il jeta un coup d’œil en bas et vit le marin qui, à cheval sur les épaules du gigantesque gorille, l’épouillait tendrement en chantonnant.
Il sourit en pensant qu’il aurait désormais bien du mal à faire remonter cet impressionnant King-Kong dans son nid de cheveux, sous son turban…
Il en était là de ses réflexions lorsque quelque chose apparut sur la ligne d’horizon.
« Terre en vue ! Cria-t-il.
Mais ce n’était pas une terre.
Ce qu’il avait pris d’abord pour un récif, puis un petit îlot, puis un plus gros îlot, s’avéra être en réalité un navire qui avançait à petite vitesse et qui, non sans avoir soulevé de gigantesques vagues dans son sillage, arriva bientôt à portée de voix du Spinach of the sea.
L’étrave de ce navire aux dimensions colossales, et qui devait bien mesurer trois cent coudées de long sur cinquante de large, semblait avoir été entièrement conçue avec des troncs de roseau maintenus ensemble par un enduit de bitume très résistant. Le pont, surmonté d’une immense grange, ne possédait ni mâts, ni voiles.
Bien que les deux bateaux ne soient pas bord à bord, une effroyable odeur de fumier parvint jusqu’aux narines de Moussa Moussa et de ses amis.
Une cacophonie de cris d’animaux s’éleva du vaisseau…
Un grand vieillard, l’air anxieux, apparut au bastingage. Il mit ses mains en porte-voix et s’écria :
« Par le plus grand des hasards, vous n’auriez pas un vétérinaire à bord ?… »
« Ah non Capt’ain, grogna le marin en sautant du dos du gorille, pas d’vétérinaire, mais j’ai des épinards si ça vous tente !
« Sans façon, répondit le vieillard, mais merci quand même… »
Il fit un grande signe de la main et le bateau commençait à s’éloigner lorsque Moussa Moussa, qui avait senti du haut de sa dunette toutes sortes d’effluves de ménagerie provenant de l’autre navire, glissa à tout vitesse jusqu’en bas du mât et s’écria :
« Et vous, par le plus grand des hasards, vous n’auriez pas, parmi vos passagers, une bande de masques d’animaux, en bois, un peu magiques, et en vadrouille ?… »
Le vieillard se retourna, les deux bateaux s’écartaient lentement l’un de l’autre, Il éleva la voix pour être entendu.
« Des masques dites-vous ?… Sachez jeune homme qu’à bord de mon vaisseau seuls les couples d’animaux sont autorisés ! Les couples d’animaux naturels, réels, en chair et en os, je veux dire… en crocs et en plumes, en palmes et en poils, en cornes et en trompes, en écailles, en duvets, en crin, en… »
La voix du vieillard s’amenuisait de plus en plus.
« Alors en bois !… vous pensez bien que non ! De plus, aucun passager clandestin n’est accepté à bord… les passagers magiques encore moins que les autres, donc n’y pensez même pas… mais je vais être franc avec vous… vos bestioles, elles ont bien essayé de s’infiltrer lors d’une escale… peine perdue pour elles, on les a vite démasquées… et débarquées…
« Et c’était où ?…
« Qu’est-ce que vous dites ? Parlez plus fort, j’ai un rameau d’olivier dans l’oreille !…
« C’était où ?
« … Sur une île, droit devant vous !… vous ne pouvez pas vous tromper… si les eaux ne l’ont pas submergée…
Dans deux heures, sablier en main, vous y êtes… sur l’île Maurice… »
***
Chapitre 105.
« Personne n’est parfait !…» fit le chat en haussant les épaules.
Une queue dépassait de ses babines. A contre-cœur il recracha le pauvre Roméo qui partit se réfugier, tout dégoulinant de bave féline, dans les bras de Giuletta.
Une baffe arriva sur la tête du chat, qui s’en moqua car il n’était déjà plus qu’un sourire…
« C’est qu’il l’aurait croqué l’animal, dit le lapin offusqué, moi qui croyais qu’entre gens de même condition, de même classe, on ne se mangeait pas !
« De même classe, c’est beaucoup dire ! rétorqua le chat en baillant, et puis on ne se mange pas, sauf en cas d’absolue nécessité ! Or l’ennui est justement pour le matou que je suis un cas d’absolue nécessité. Trouvez-moi une occupation et je jure… enfin je promets… enfin je peux toujours essayer de promettre… de me retenir de croquer la souris…
« Suffit vous autres, s’énerva Giuletta, nous sommes presque arrivés et ce n’est pas le moment de…
« Presque arrivés en effet, l’interrompit Nessie, le Monstre du Loch Ness, mais pas tout à fait… mes amis, il semble que nous ayons de la visite… »
Sortant son cou hors de l’eau, il venait avec effroi de s’apercevoir qu’une inquiétante masse oblongue, surmontée d’un long cou en tous points semblable au sien, arrivait droit devant eux.
« Nessie, je ne savais pas que tu avais un frère jumeau, fit Giuletta.
« Moi non plus, souffla Nessie en tremblant, à moins que ce ne soit une sœur jumelle…
Sœur ou frère, cette bête monstrueuse, silencieuse et fumante, venait de s’arrêter à deux griffes du museau de Nessie. Elle avait, en effet tout comme lui, une peau luisante comme l’acier, une longue épine dorsale surmontée de crêtes acérées et un cou mince et haut qui tournait en tous sens. Maintenant immobile, la bête fixait les voyageurs pétrifiés de ses deux gros yeux globuleux et vitreux qui, étrangement n’étaient pas situés au sommet de son cou, mais sur le dessus de son corps…
« Par Saint-Bugs-Bunny, s’écria avec horreur le lapin, le monstre perd son œil !…
Sous les regards effarés de Giuletta et de ses amis, un des yeux du monstre venait en effet de s’ouvrir en deux. Une violente musique d’orgue explosa alors dans les airs ; elle provenait visiblement de l’intérieur du corps de la bête.
Puis, émergeant lentement de l’œil ouvert, un individu barbu, en costume d’officier de marine, apparut sur le dos de la bête en grimpant lestement par ce qui semblait bien être un escalier, et salua cérémonieusement l’assemblée.
« Il est plus aisé de sortir par un hublot que par un œil, dit l’individu avec une légère ironie, parce que, vous l’avez deviné bien sûr, je ne sors pas d’un monstre de chair, mais bien d’un navire en acier…
« Mais évidemment, fit, vexé, le lapin. Personne ne le niera…
« Personne en effet, c’est pourquoi je ne le nie pas, répondit en souriant l’officier. Comme je ne nie pas avoir échappé à un autre monstre, sur une île, là-bas, au loin… un monstre bien réel celui-là et que vous devriez éviter. Il s’agit d’un ogre gigantesque ne possédant qu’un œil unique en guise de hublot, et auquel j’ai échappé en me cachant sous un mouton et en lui faisant croire que je n’étais personne…
« Ah… fit le blondinet s’intéressant soudain à la conversation, voilà enfin quelqu’un qui va pouvoir me dessiner un mouton…
« Personne ne te dessinera un mouton ! dit le capitaine de l’étrange bâtiment.
« Ne faites pas attention à lui, il a des obsessions, ajouta le chat.
« Un ogre avec un œil unique ! C’est n’importe quoi ! s’exclama le lapin, qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre de nos jours ! On croise vraiment n’importe qui par ici !…
« Pas n’importe qui, s’énerva l’officier, Personne !…
« Mais oui, c’est ça, Personne, renchérit le chat, bientôt il va nous dire qu’il est l’homme invisible !…
« Mais puisque je vous jure que je suis Personne !…
« Ben voyons… ricana le lapin, et je suppose que, puisque vous n’êtes personne, vous allez aussi nous dire que vous n’allez nulle part !…
« Mais pas du tout ! Je vais effectivement quelque part, rétorqua le capitaine, et c’est curieux que vous me disiez cela car j’ai croisé hier un autre navire transportant de curieux navigateurs accompagnés de deux chiens dont un ne sentait pas très bon et qui venait justement de nulle part… de l’île de Neverland précisément… Ils disaient vouloir aller sur l’île Maurice…
« L’île Maurice !… C’est là que nous allons aussi ! s’écrièrent-ils tous.
« Et bien alors vous êtes presque arrivés ! C’est droit devant vous ! Evitez juste le cyclope… Personne vous aura prévenus !
Le capitaine taciturne salua à nouveau, fit demi-tour et s’apprêtait à redescendre dans son vaisseau lorsque Giuletta lui demanda encore :
« Pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous ?
L’officier sourit tristement.
« Je vous remercie de votre offre, mais ce genre d’aventure n’est plus de mon âge… j’aurais été beaucoup plus jeune, pourquoi pas… non, continua-t-il avec nostalgie, je crois que je vais simplement retourner à Slumberland… »
Et il disparut dans le ventre du Nautilus…
« Personne n’est parfait… » fit le chat en haussant les épaules.
***
Chapitre 106.
Ainsi c’était donc ça ?…
Ce caillou rocheux bordé de récifs déchiquetés coupants comme des rasoirs, ce bout de terre hostile, résidu de volcan perdu dans l’océan ? C’était donc ça, le but ultime du voyage de Tchang-Lu ?…
L’île Maurice…
Il avait encore fallu, pour arriver jusque-là, franchir une impressionnante barrière de corail, passer au travers de dangereux rouleaux, s’enfoncer jusqu’aux genoux dans un sable aussi gris que sinistre, patauger sur cette plage balayée par les vents, pour distinguer, enfin, entre mille autres empreintes, celles, reconnaissables entre toutes, du pangolin…
Néanmoins, « Chat siamois échaudé craint le thé froid ! » disait un vieux proverbe chinois, et Tchang-Lu, qui avait au cours de son périple subi tant de mésaventures fâcheuses, connu tant de fausses joies, avait bien du mal à se dire que cette fois était la bonne…
Une cavalcade et des aboiements furieux le tirèrent de ses réflexions et mirent définitivement fin à ses doutes.
Une femme échevelée, à l’étrange coiffure blanche et noire sortit en effet des bois bordant la plage. Elle hurlait comme une furie, gesticulait et essayait de rattraper une horde d’au moins une centaine de grands chiens blancs qui passait en trombe devant Tchang-Lu et Gulliver.
« Oh, fit Gulliver, chasse en cours ! Je me demande bien quel est le gibier ?…
Ces setters sont magnifiques ! Je n’en avais jamais vu autant en même temps !…
« Et pour cause, cria la femme, sans s’arrêter, Ce ne sont pas… pouf pouf… des setters… ce sont… pouf pouf… des dalmatiens… mais… un tricheur leur a… pouf pouf… volé leurs taches !… » Puis elle disparut à la suite des chiens.
« Je crois que j’ai une petite idée quant au gibier, fit Tchang-Lu avec un grand sourire, ami Gulliver, suivons les chiens !…
Ils allaient se mettre à courir à la suite de la meute quand une odeur nauséabonde provenant de la mer, suivie par deux aboiements distincts, arriva jusqu’à eux.
Ils se retournèrent et se trouvèrent face à face avec une indienne, deux esquimaux, un individu sautillant tout de vert vêtu, et nez à museaux avec deux chiens très poilus dont l’un visiblement avait de gros problèmes de flatulence…
Ils étaient donc arrivés…
Tous en étaient certains.
Tous, c’est-à-dire Tanarak, Tigresse Lily, l’intenable et virevoltant Peter qui, précédé par les deux chiens, était déjà parti à la recherche du pingouin, mais aussi cet anglais défroqué et ce vieux chinois qu’ils venaient de trouver sur cette plage et qui n’étaient pas là par hasard, puisqu’eux aussi, apparemment, avaient une quête à mener.
Tous, sauf lui, Tulurgglurkuk, qui ne voyait pas d’un très bon œil Tanarak sympathiser, un peu trop rapidement, avec l’anglais. Elle jetait de brefs coups d’œil de son côté et échangeait avec ce Gulliver des anecdotes et des souvenirs de voyage tout en pouffant bêtement comme des amis de longue date. Il allait encore une fois laisser libre cours à son mauvais caractère lorsque Tchang-Lu le prit doucement par le bras et l’attira à l’écart.
« Je n’ai jamais peint de pingouin, lui dit-il, et c’est grand dommage ! Mais il est vrai que les modèles sont difficiles à trouver dans l’Empire du Milieu. Peut-être, vous qui êtes un maître en ce domaine, pourriez-vous me donner des leçons ? Nous pourrions échanger nos savoirs. Les miens, j’en suis humblement conscient, sont infiniment plus modestes que les vôtres, mais j’en serais très honoré… »
Tulurgglurkuk grommela.
Qu’est-ce qu’il croyait ce vieux fou ? Qu’il allait lui donner ses secrets de fabrication ancestrale, comme ça, juste pour ses beaux yeux plissés de vieux mandarin ? Qu’il allait se faire berner comme un débutant par ces manières aussi ridicules qu’obséquieuses ? Et puis qu’en avait-il à faire de son pangolin…
« Allons, continua Tchang-Lu, ne vous fâchez pas mon ami, je ne suis pas pressé après tout. J’ai encore toutes mes neuf prochaines vies devant moi… Profitons plutôt de ce que le présent nous apporte ! Tenez, regardez donc le ciel au-dessus de la mer ! N’est-ce pas incroyable cet arc-en-ciel gigantesque dans un ciel bleu sans nuage alors qu’il n’est pas tombé une seule goutte de pluie ? C’est bien la première fois que j’assiste à un tel phénomène ! Pas vous ?… »
Mais Tulurgglurkuk, aussi stupéfait que Tchang-Lu d’assister à cet évènement tout à fait inhabituel, n’eut pas le temps de répondre car une barque venait de déposer sur la plage une curieuse assemblée composée d’un homme en fer blanc, d’un lion peureux, d’un épouvantail miteux, d’un koala hilare, d’une tortue-luth ravie et d’un aborigène passablement exténué…
Billiwong Billidong était perplexe.
C’était donc ça, l’autre côté de l’arc-en-ciel ?…
Cette île Maurice occupée par des énergumènes bizarres et très bavards, parlant chacun des langues différentes mais qu’étrangement tous comprenaient, qui ne savaient pas plus que lui par quel mystère ils avaient fini par atterrir ici et qui cherchaient, eux aussi, des animaux dont lui, Billiwong Billidong, n’avait jamais entendu parler ?…
Mais après tout pourquoi pas ? admit-il. Ces étrangers avaient l’air aussi perdus que lui, les gros chiens ne semblaient pas vouloir croquer ni le koala, ni la tortue, et si c’était bien sur cette île que se trouvait son kangourou, quelles que soient les couleurs du sable de ce côté-ci de l’arc-en-ciel, il était prêt à tout pour le retrouver…
L’homme en fer blanc, l’épouvantail et le lion peureux venaient de leur fausser compagnie. Ils avaient cru voir, et ils étaient bien les seuls, une route de briques jaunes qui s’en allait vers la forêt et s’étaient éclipsés en criant : « Il faut ozer, il faut ozer ! »
Eh bien, qu’ils ozent… s’était dit Billiwong Billidong.
Une étrange fatigue commençait néanmoins à l’envahir. Une langueur insidieuse et sourde, quelque chose qu’il n’avait jamais ressenti jusque-là qui s’insinuait peu à peu dans tout son corps et qui l’inquiétait. Et puis la voix lancinante, gutturale et cliquetante de ce Tulurggluk… finissait presque par l’endormir…
Un fracassant grincement de ferraille le tira de sa torpeur.
Suivi d’un retentissant : « Caramba ! »
Suivi d’un non moins retentissant : « Malédiction et putréfaction !! »
Suivi d’un encore plus retentissant : « Pezte, enfer et damnazion !!! »
Acocoyotl avait des doutes…
Il venait de débarquer.
Les deux Hidalgos l’avaient suivi en hurlant puis dépassé en brandissant leurs rapières pour finalement s’affaler dans un trou d’eau où ils pataugeaient maintenant en tentant de s’extirper l’un de l’autre après s’être effondrés lamentablement dans un amoncellement de bouts d’armures, de lances et d’épées.
« Ayuda ! A l’aide ! s’écria Don Quijote, quel cruel déshonneur pour un Conquistador de finir ensablé…
« Au Zecours ! s’égosilla Don Diego, Ze m’enfonze… Ze m’azphyxie… Ze plonze… Ze dizparais… amis fidèles, vous z’inzcrirez sur zette plaze :
« Ci-zît Zozo le zusticier mazqué, ezcrimeur lézendaire, touzours droit sur ses zambes mais qui, vaincu izi par les zables émouvants, rendit les z’armes, happé par la vaze, à tout zamais… »
« Mais non, mes seigneurs, soupira Sang-Chaud qui arrivait à leur suite, vous n’allez pas périr, enfin pas encore… »
Billiwong Billidong, Tulurgglurkuk, Gulliver et Tchang-Lu s’étaient en effet précipités pour relever les chevaliers et les tirer hors de l’eau.
« Voyez tous ces braves gens qui viennent à votre embourbée rescousse !… N’est-ce pas merveilleux ? Ils ne vous connaissent ni des lèvres ni des dents de ma mule et cependant, sans réfléchir au bien-fondé de leur démarche, ils vont vous sortir d’un faux et mauvais pas… Assurément, il n’y a de la chance que pour la chevaleresque canaille et vous allez encore pouvoir exercer vos talents querelleurs pendant de nombreuses et fort exténuantes années… »
Les chevaliers furent donc, laborieusement, relevés de la vase et, encore tout dégoulinants d’eau, s’apprêtaient, faisant contre mauvaise fortune passable cœur, à remercier leurs « sauveurs » puis à décliner identités, blasons, états de service, etc… lorsqu’une boîte de conserve, heureusement vide, atterrit sur le heaume du casque de Don Quijote et rebondit sur la tête de Don Diego.
« Touché ! Coup double et bull’s eye ! rigola une voix rocailleuse, j’ai encore l’œil, parole de mat’lot ! Qui dit mieux ?… »
Moussa Moussa se demanda si cet épineux lancer de boîte d’épinards était bien judicieux.
King-Kong, le mat’lot Popeye et lui, venaient en effet d’échouer le « Spinach of the Sea » un peu plus loin dans la baie, et s’approchaient du groupe qui, bizarrement, s’était mis à bailler avec un ensemble quasi parfait.
Les chevaliers, ayant repris, malgré une certaine lassitude, du poil de la bête, avaient déjà dégainé leurs épées et la situation aurait pu devenir incontrôlable si la taille du gorille qui s’avançait vers eux en poussant de terribles grognements ne les avait pas, une fois n’était pas coutume andalouse, fait réfléchir à deux ou même à trois fois.
D’autant plus qu’à ce moment précis, le gorille, surpris lui-même par un grondement encore plus grondeusement impressionnant et qui visiblement ne sortait pas de son larynx, avait stoppé net l’élan de ses deux poing rageurs qui ne s’écrasèrent donc pas sur les faces consternées, mais soulagées, des deux chevaliers ibères.
Lesquels, avec le reste de la bande, levèrent la tête pour constater que ce son monumental provenait en effet d’un larynx autrement plus grand que celui du gorille puisqu’il s’agissait de l’immense gosier du Monstre du Ness.
Giuletta, du haut du cou de Nessie, contempla la plage.
« Quand on cherche, on trouve… »
Cette devise, que Maître Léonardo lui répétait sans cesse, lui revint tout à coup en mémoire. Assurément, pensa-t-elle, mais on trouve quoi ? Une île déserte ? Une réponse à ses questions ? Un sphinx en vadrouille ?…
Elle regarda tous ses gens, en bas, plus ébahis que terrifiés.
Des amis ?…
« Buonasera a tutti ! fit elle, en descendant lentement du cou de Nessie.
« Hello my friends ! fit le chat, en esquissant un sourire fatigué.
« J’espère que nous ne sommes pas trop en retard, fit le lapin en regardant sa tocante, l’heure va bientôt passer…
« Oh… une tortue ! Est-ce que quelqu’un pourrait me dessiner une… fit le blondinet, juste avant que quelqu’un ne lui ferme la bouche.
Et, comme d’habitude, Roméo ne dit rien…
Ils étaient maintenant au complet.
Ils avaient tous très sommeil.
Ils entendirent une musique, vaguement, dans le lointain.
Ils entendirent une voix susurrer très doucement :
Il va bientôt falloir faire dodo…
Alors, comme des somnambules, ils suivirent le lapin, dans la forêt…
***
Chapitre 107.
Ils ne marchèrent pas longtemps.
Le temps n’avait plus d’importance.
En avait-il jamais eu ?…
La musique et la voix les guidaient à travers un sentier bordé de grandes fleurs multicolores. Au loin, ils auraient pu distinguer une vaste clairière où un banquet les attendait, mais comme ils avançaient les yeux fermés, ils ne virent rien de cela.
Comme ils ne virent pas le joueur de flûte qui croisa leur route puis s’enfonça sous les taillis suivi par une horde de rats, ni la citrouille posée sur d’immenses roues qui, tirée par quatre chevaux blancs, les dépassa à toute allure ; ni, sur leur droite, une maison de pain d’épice où deux enfants, sur le pas de la porte, s’empiffraient de chocolats et de bonbons ; ni le capuchon rouge oublié sur une souche, un pot de miel et une galette posés à côté ; ni le capuchon noir porté par un grand personnage, casqué de noir également et qui, avec lassitude, répétait à un jeune chevalier à l’air abruti : « Mais Luke, puisque je te dis que je ne suis pas ton père !… » ; ni les sept petits garçons qui s’échappaient en courant. Le dernier, le plus petit, jetait des miettes de pain derrière lui, des oiseaux picoraient ces miettes…
Cette forêt était décidément très habitée, mais de tout ça, ils ne virent absolument rien.
Ils arrivèrent enfin dans la clairière.
Ils sortirent de leur torpeur.
Ils saluèrent un barde qui, muselé et ficelé à un grand chêne, ne leur rendit pas leur salut.
La musique provenait d’un kiosque, un peu à l’écart, près d’un champ de fraises où quatre garçons, dans le vent, jouaient en sourdine. Le chef d’orchestre s’appelait le Sergent Poivre, mais, évidemment, ils n’en surent rien.
Une immense table recouverte d’une très longue nappe blanche était dressée. Des dizaines de plats remplis de fruits et de victuailles débordaient de partout, les verres et les carafes en cristal étincelaient de mille feux.
Sur un lit de braise, un sanglier rôtissait doucement.
Très loin, au bout de la table, ils distinguèrent quelques silhouettes, déjà attablées, qui leur faisaient signe d’approcher.
La silhouette du bout, celle qui semblait présider, sauta soudain sur la table et battit de ses toutes petites ailes. Elle avait un gros corps recouvert de plumes bleues, jaunes et roses, de courtes pattes palmées, un très gros bec crochu et dodelinait du croupion.
« Enfin vous voilà, s’écria joyeusement le drôle d’oiseau, il était temps ! Soyez les bienvenus ! Soyez les bienvenus, parmi vous … »
L’étrange volatile sautillait sans égard pour la vaisselle qui valsait de droite et de gauche.
« Asseyez-vous, continua-t-il, prenez place les amis ! Et permettez-moi d’abord de vous présenter… mais suis-je bête… Inutile de vous présenter qui que ce soit ! Vous connaissez déjà tout le monde… »
Le pangolin, une serviette autour du cou, fit un clin d’œil à Tchang-Lu.
Il s’empiffrait d’un plat de fourmis posé devant lui.
Les places étant libres à côté, Tchang-Lu s’y assit, Gulliver aussi…
Le pingouin lent, trop occupé à engloutir des harengs, ne fit pas de clin d’œil à Tulurgglurkuk. Les places à côté de lui étaient libres, Tulurgglurkuk et Tanarak s’y assirent. Peter, Tigresse Lily, et les deux chiens aussi…
Le kangourou doux croquait des feuilles de bambous.
Billiwong Billidong lui aurait bien assené un coup de didgeridoo sur le crâne, mais n’en fit rien. Il s’assit à côté de lui, le koala et Lulu la tortue aussi…
Le Quetzalcoatl se passa la langue sur les babines. Il venait de dévorer trois lézards bien dodus. Acocoyotl s’assit discrètement près de lui. Don Quijote et Don Diego de la Vega firent de même, mais moins discrètement.
Sang-chaud s’assit aussi, les deux aras et le colibri se posèrent sur ses épaules.
Les Masques n’ont jamais faim et donc ne mangeaient rien. Mais, en masques bien élevés, ils étaient attablés bien sagement.
Moussa Moussa, en féticheur bien élevé, s’assit près d’eux.
A côté de lui, trônait une soupière pleine d’épinards à la crème. Popeye le marin s’assit devant et l’engouffra d’une traite.
King-Kong s’assit sur les quatre chaises suivantes.
Le Sphinx étudiait un menu et se posait des questions sur ce qu’il pouvait manger, ou pas.
Giuletta s’assit à ses côtés et décida pour lui.
Roméo s’assit devant une assiette de gorgonzola.
Le petit blond hésita devant un ragoût de mouton.
Le lapin passa courageusement devant une salade de carottes et ne s’arrêta pas. Il galopa jusqu’au bout de la table où l’attendait une petite fille avec un nœud dans les cheveux. Elle était visiblement très courroucée.
« Tu es toujours, toujours en retard ! trépigna-t-elle, la prochaine fois tu peux aller chercher du travail ailleurs ! Je connais une douzaine de lièvres qui ne demanderaient pas mieux que de prendre ta place… Et ne me dis pas que ce sont les transports en commun !… »
Le lapin baissa la tête.
« Vous reprendrez bien une tasse de thé, dit, pour détendre l’atmosphère, un autre personnage affublé d’un immense et triple chapeau haut-de-forme.
« J’ai horrrreur du thé ! Combien de fois faudra-t-il vous le dire ! hurla la petite fille. Elle reporta son regard vers un petit objet lumineux qu’elle tenait dans sa main.
« Ah ! Et puis rien ne va plus aujourd’hui… mes ex-ex-ex-amies viennent de m’apprendre que j’ai trois fois moins de « Like » qu’une nouvelle venue se prénommant Hermione !!! Hermione… pffff… quel prénom stupide… pourquoi pas Fuschia pendant qu’on y est ?…»
« Tssss… tsssss… fit le gros oiseau sur la table, voyons chère Alice, quelle triste image vous allez donner à nos invités… Allez donc voir de l’autre côté du miroir si j’y suis… »
La petite fille partit en bougonnant.
« C’est terrible, continua l’oiseau, il faut toujours qu’elle fasse sa star… enfin, ça lui passera à elle aussi, comme ça nous est passé à tous… bon, où en étions-nous ? Ah oui ! Au début… »
Il fit un signe à un autre personnage vêtu à l’ancienne, silencieux, grave et chauve, qui se leva avec difficulté. L’oiseau ajouta :
« C’est à vous, Professor Plitzenplotz ! »
Le Professor chaussa ses bésicles, se racla la gorge, et déclara :
« Le Dronte de Maurice, ou Raphus Cucullatus, apparenté au Dronte de Rodriguez mais aussi au Solitaire de Bourbon, est une espèce d’oiseau de l’ordre des Columbiformes, endémique de l’île Maurice.
Il aurait disparu à la fin du XVIème, voire au tout début du XVIIème.
L’homme serait à l’origine de sa disparition.
Soit parce qu’il en aurait fait ses choux gras. En le mangeant, avec ou sans chou. Soit, en introduisant sur l’île chiens, chats, rats, porcs et autres prédateurs qui, eux, auraient mangé l’oiseau, ou encore, en amenant avec eux, les bougres d’imbéciles, des macaques crabiers, très friands d’œufs de ce malheureux volatile. Et donc : plus d’œufs, plus de poules, plus de drontes…
Pour cette funeste raison, le Dronte est emblématique de l’extinction des espèces imputable à l’homme et, bien qu’il ait disparu, il continue néanmoins à exister dans l’imaginaire collectif sous son nom vernaculaire : le Dodo ! »
Epuisé par son discours, le Professor Plitzenplotz s’effondra sur sa chaise et s’endormit aussitôt.
Sur la table, le Dodo, car c’était lui, sautait en l’air et gesticulait de plus belle.
« Merci Professor ! gloussa l’oiseau, rien de tel qu’un petit rappel scientifique pour réveiller… euh je veux dire, pour endormir l’assistance… »
Car autour de la table nul n’avait écouté le moindre mot.
Tout le monde somnolait.
On entendait juste la petite voix de Don Diego qui, la tête enfouie dans les bras, chantonnait doucement :
« On oublie touuuut… Zous le Zoleil de Megzicooooo…
On oublie touuuut… Au zon des rythmes tropicaux… »
« Bon, tout ça c’est très bien, fit le lapin en reprenant ses esprits, vraiment très bien mais… Il regarda sa montre gousset, je suis absolument désolé de vous interrompre mon cher, mais je crois que ça va être l’heure…
« Oh… j’ai l’habitude d’être interrompu, fit le Dodo, et puis ça n’a aucune importance, puisque c’est pour la bonne cause… »
Il se tut, s’installa au milieu de la table, gonfla son jabot, replia ses ailes, mit une patte légèrement en arrière, pointa son bec en l’air, se positionna de profil et se figea.
« C’est parfait, fit le lapin, on ne bouge plus… »
Il jeta un dernier regard attendri à l’oiseau immobile.
« Au revoir, chère vieille fripouille… et, ce n’est pas pour être irrespectueux mais cette fois…
C’est vraiment l’heure de faire dodo… »
Et il claqua dans ses petites mains poilues.
***
Chapitre 108.
Tchang-Lu n’en revenait pas.
La tête encore lourde et à peine réveillé, il avait sauté de son lit et, pieds nus, avait foncé dans son atelier.
Il poussa un soupir de soulagement. Quelle merveille !…
Cette toile était encore plus belle que dans son souvenir.
Souvenir qui ne remontait qu’à hier soir, mais la nuit avait été si mouvementée, si pleine de rêves étranges, que cela lui avait paru une éternité.
L’Empereur allait être ravi.
Au centre du tableau, le pangolin nacré était magnifique. Le rendu de ses écailles, d’un réalisme rarement égalé, remplissait d’une joie intense le cœur du vieux peintre. Il a l’air tellement vivant, pensa-t-il.
Tchang-Lu s’agenouilla devant sa toile et se prosterna trois fois.
Lorsqu’il se releva, le pangolin lui fit un clin d’œil.
« Cette fois c’est décidé, soupira Tchang-Lu, j’arrête l’alcool de riz… »
Tulurgglurkuk n’en revenait pas.
Lui qui n’avait jamais rêvé qu’à de glorieuses chasses à l’ours blanc, il en tremblait encore, terrifié par ce terrible cauchemar qui l’avait tiré hors de sa couche, tout couvert de sueur et grelottant de la tête aux pieds.
Pris de panique, il se leva et bouscula son fidèle husky, « Chien-qui-pisse-plus-vite-que-son-ombre-quand-son-maître-se-lève-en-le-bousculant » et se précipita vers la fourrure où il avait déposé, hier soir, la mâchoire sculptée destinée à Atanarjlokk, le Chef du clan.
Bénis étaient les Dieux de la banquise !!!
Le pingouin lent boréal, qu’il avait mis tant de temps à ciseler, était bien là, au centre de la scène gravée… Et heureusement, car Atanarjlokk lui-même fit, à cet instant, son entrée dans l’igloo. Le Chef ne s’offusqua pas de la nudité de Tulurgglurkuk, prit la mâchoire dans ses mains, hocha la tête, sourit et dit à Tulurgglurkuk :
« Pour te remercier, Tulurgglurkuk, je te donne ma fille, Tanarak, que voici, pour épouse ! »
Une jeune inuit était en effet entrée dans l’igloo à sa suite et détaillait attentivement Tulurgglurkuk de la tête aux pieds.
« C’est curieux, gloussa-t-elle, l’air amusé, j’ai la vague impression qu’on se connaît… »
Billiwong Billidong n’en revenait pas.
La peinture de sable n’avait pas bougé…
Pas un grain de poussière, pas un trait ocre, pas un point blanc, pas un rond rouge, pas un pointillé noir, rien n’avait été déplacé, rien n’avait été effacé.
Les formes étaient telles qu’il les avait tracées hier soir. Tous les symboles étaient là, toutes les constellations disposées exactement dans l’ordre du rituel. Tous les animaux fétiches étaient à leur place.
Le Koala, son totem, qui grimpait aux branches. La tortue-luth, qui rampait dans le sable, et surtout, la figure principale de la scène, le grand kangourou doux qui sautait d’étoile en étoile… Il ne se souvenait pourtant pas de lui avoir fait les pattes postérieures aussi grandes…
Il avait donc rêvé…
Il jeta un coup d’œil au Koala. On aurait dit qu’il lui souriait.
Il saisit son didgeridoo et allait en jouer lorsque le couplet d’une chanson oubliée lui revint en mémoire. Ces paroles n’avaient aucun sens et pourtant elles lui parurent étrangement familières. Ces paroles disaient :
« Fais dodo, Koala mon p’tit frère ; fais dodo, t’auras du lolo… »
Il lâcha son didgeridoo et fit le serment de ne plus jamais dormir de sa vie.
Acocoyotl Polichtitli n’en revenait pas.
Pas de doute, la page XVIII du codex était bien telle qu’il l’avait laissée la nuit dernière ! Comment avait-il pu en douter ? Quel stupide rêve ! Maintenant, il en riait presque…
Il s’était réveillé en nage, certain de la fureur de l’Empereur Moctézuma en découvrant la catastrophe, mais de catastrophe, il n’y en avait point ! Il s’agissait seulement d’un terrifiant cauchemar dû certainement à la trop forte pression des derniers jours.
Car il était bien là, le Quetzalcoatl, resplendissant et majestueux, au centre de la double page du codex, toutes dents dehors, jetant des regards furieux et électriques sur toute la faune terrifiée qui avait été peinte avec force détails tout autour de lui. Acocoyotl ne se rappelait d’ailleurs pas avoir dessiné autant de plumes bleues et rouges voletant autour du bec sanglant du serpent à plumes. Encore le stress sûrement…
Le cortège impérial allait arriver.
Il alla ouvrir sa cage à oiseaux afin que ses deux chers aras viennent se poser sur son épaule pour accueillir l’Empereur.
Mais il n’y avait aucun perroquet dans la cage.
Où pouvaient-ils bien être ?…
Moussa Moussa n’en revenait pas.
La nuit avait été pleine de bruits et de fureur. L’orage avait grondé depuis les chutes du Ngnoko-Ngnoko jusqu’aux hauts plateaux de Zumbalumba.
Ou le contraire. En tous cas il avait passé une très mauvaise nuit.
Il avait bien cru sa dernière heure arrivée et avait pensé que tout son travail allait être détruit dans la tourmente, mais il n’en avait rien été.
Ce matin, tous les masques, sans exception, étaient accrochés au mur, sains de bois et saufs de pigments ! Il était soulagé ! Il avait même songé que ses soudains et violents emportements auraient pu être la cause de ces étranges hallucinations.
Seul, un des masques lui posait problème.
Il s’agissait du masque représentant un gorille. Il était dix fois plus grand que la taille ordinaire et il se demandait pourquoi. Il allait poser la question au petit macaque quand il s’aperçut que celui-ci avait la tête plongée dans une calebasse et s’empiffrait d’une étrange bouillie de feuilles verdâtres.
Se sentant observé, le petit macaque avait relevé la tête et, le museau encore tout barbouillé, avait déclaré en souriant :
« Epinards ! »
Moussa Moussa jura que jamais plus il ne se mettrait en colère…
« E tornato !… »
Giuletta n’en revenait pas.
Mais lui, en revanche il était bien revenu !
Certes, le Lacryma Christi avait coulé à flots, hier soir à la trattoria, après le travail, mais était-ce suffisant pour qu’elle se soit ainsi mélangé les pinceaux ? Donc, soit elle était rentrée chez elle totalement ivre. Ce qui était plus qu’une honte ! Soit elle avait rêvé toute cette affaire. Ce qui était encore pire !
Car chez le Maître Léonardo, on ne rêve pas, on agit…
En tout cas le problème, ce matin, était résolu, puisque que derrière Mona Lisa, dans le fond à gauche de la toile, le Sphinx était toujours là…
Ce qui finalement ne convainquit personne. La bestiole fut finalement effacée d’un coup de chiffon enduit de térébenthine par la géniale main du génial Maestro.
Et le tableau finit dans un placard…
Giuletta donna sa démission et partit pour Vérone où elle rencontra un jeune modèle qui voulut bien poser pour elle.
C’était le dernier rejeton de la famille Montaigu.
Mais ça, comme vous vous en doutez, c’est une toute autre histoire…
***