Le Pangolin et le Pingouin lent

Chapitre 90.

La petite troupe avançait rapidement.
Soutenant, quel que soit le temps, la même allure à grande foulée, ils avaient franchi des déserts brûlants, des steppes désertiques, des rios impétueux et des montagnes enneigées et avaient laissé maintenant loin derrière eux les hautes plaines du peuple des sept feux, les hommes à la peau rouge et leurs placides bisons.

« Aigle-attentif-à-la-course-du-pingouin » se demandait s’il avait bien fait d’emmener avec lui sa fille : « Tigresse-attentive-aux-fleurs-mais-surtout-aux-lys-de-la-vallée ».
Malgré les réticences paternelles, elle avait tenu à le suivre dans ce voyage vers l’inconnu, aussi périlleux qu’incertain. Intrépide, ne reculant devant aucun danger mais surtout nageuse hors pair et habile à manier la pagaie, elle avait convaincu les anciens du clan et avait été désignée comme guide pour accompagner ces étranges cousins du Nord et leurs chiens dans leur quête au-delà de la Grande Eau.
Pour la circonstance, et par souci de simplification, le grand sorcier l’avait rebaptisée : « Tigresse-aux-lys-attentive-à-son-père-Aigle-attentif-à-la-course-du-pingouin-mais-aussi-attentive-aux-cousins-blafards-et-à-leurs-chiens-dont-le-plus-vilain-pète-particulièrementfort ».

Tanarak se demandait si elle avait bien fait de suivre ce gros nigaud de Tulurgglurkuk. Après tout, qu’en avait-elle à faire de ce satané pingouin ? Qu’il soit retrouvé ou pas n’allait pas changer grand-chose à sa vie…
Cependant et malgré les nombreux griefs qu’elle aurait pu avoir à l’encontre du chasseur, elle était bizarrement attendrie par sa maladresse et se découvrait au fil des jours et du chemin une âme de protectrice qu’elle n’avait jusque là jamais soupçonnée. La nuit dernière du reste, dans son sommeil, une grosse voix d’ourse lui avait susurré : « Tanarak ma fille, tu files un mauvais poil de phoque !… »

Tulurgglurkuk se demandait si tout compte fait il avait bien fait de partir pour cette quête insensée et si elle allait prendre fin un jour. Chaque pas qui l’éloignait de son cher igloo lui faisait amèrement regretter la douce quiétude de sa « vie d’avant ». Lui qui n’aspirait qu’au calme et au silence de la banquise, il maudissait toutes ces rencontres extravagantes qui le fatiguaient au plus haut point. Toutes, sauf une. Evidemment…

« Chienne-qui-ne-pète-jamais » se demandait si elle ne devrait pas ralentir un peu le rythme. Elle n’était pas fatiguée, au contraire, ces courses folles dans cette nature inconnue décuplaient son envie de dévorer l’espace. Non, ce qui l’ennuyait c’était qu’elle avait constaté que « Chien-qui-pète » tirait un peu la langue et bien qu’il restât à sa hauteur elle sentait bien qu’il faisait des efforts pour ne pas être distancé. Quel gros balourd tout de même.
Sans même s’en rendre compte, elle diminua l’ampleur de ses foulées…

« Chien-qui-pète » ne se demandait rien du tout.
On ne lui demandait plus son avis depuis longtemps aussi avait-il décidé de garder ses réflexions pour lui. Son maître avait l’air d’avoir été totalement shamanisé par cette inuit qui ne lui avait jamais plu et il ne comprenait toujours pas pourquoi il fallait rattraper ce fameux pingouin. Des pingouins, il y en avait plein d’autres là-haut, alors un de plus un de moins !…
Il ne comprendrait finalement jamais les humains.
Et puis il y avait cette stupide louve blanche qui avait tellement de mal à suivre sa course. Il voyait bien qu’elle peinait la malheureuse. C’est qu’elle ne faisait plus la fière maintenant. Pour la peine il allait accélérer pour lui montrer un peu qui était le chef de meute, ça lui ferait les pattes.
Enfin, il allait accélérer… mais plus tard… c’est ça… beaucoup plus tard…

Ils arrivèrent au bord de l’océan.

***

Chapitre 91.

« Ma mission prend fin ici ! dit : « Aigle-attentif-à-la-course-du-pingouin » avec des trémolos dans la voix, ma fille vous guidera maintenant.
Les voyageurs montèrent dans le long canoë que les peaux rouges venaient de tailler rapidement dans un séquoia géant puis, avec un enthousiasme certain pour les uns et une angoisse non dissimulée pour certains autres, angoisse qui se matérialisa par une suite de gaz pétaradants, ils prirent plein ouest en direction du large.
« Ugh ! » dit simplement « Aigle-attentif… ». Il fit demi-tour et repartit chez les siens.

La fatigue commençait à se faire sentir.
Ils naviguaient depuis plusieurs semaines, se nourrissant des poissons volants que « Chienne-qui-ne-pète-jamais » attrapait au vol, buvant l’eau de pluie, pagayant sans jamais s’arrêter. Ils se relayaient à tour de rôle sans dire un mot, sans même aboyer.
« Tigresse-aux-lys-attentive-à-son-père-Aigle-attentif-à-la-course-du-pingouin-mais-aussi-attentive-aux-cousins-blafards-et-à-leurs-chiens-dont-le-plus-vilain-pète-particulièrementfort » restait à l’avant du canoë  et ne dormait jamais. Impassible comme une statue elle scrutait l’horizon. C’est elle la première qui distingua l’île…

Lorsqu’ils accostèrent, les deux chiens sautèrent en jappant sur la plage de sable fin et disparurent sous les frondaisons d’une jungle luxuriante qui cernait apparemment toute l’île. L’indienne et les deux inuits venaient à peine de descendre du canoë qu’un rire, provenant du sommet des cocotiers se fit entendre…

« Ils m’ont l’air bien vieux, ces loustics-là, pour être perdus ! Tu n’crois pas ma vieille cloche ?…
« Ding ! Ding ! fit une autre voix qui tintait plus qu’elle ne parlait, pour sûr mon ami, pour sûr. Ils ne ressemblent vraiment pas à des enfants abandonnés !…
L’autre voix rigola de plus belle.
« Ou faut-y qu’leurs parents soient sacrément vieux !…
La voix virevoltait dans les airs, semblant passer d’un arbre à un autre avec une rapidité déconcertante.
« Non, décidément, ces zigotos sont pas des mioches perdus et je me d’mande si qu’on va pas les rej’ter à la baille ?…

Tulurgglurkuk n’avait pas fait deux pas sur le sable et essayait encore de comprendre d’où provenaient ces voix lorsqu’il s’aperçut que la pointe d’un sabre venait de se planter juste au bout de son nez.
Une fine main tenait négligemment le sabre, après la main venait un bras, puis un buste, puis un corps tout entier mais très mince, vêtu de vert et appartenant à un étrange petit bonhomme coiffé d’un bonnet vert également et qui, chose encore plus étrange, ne semblait pas poser les pieds par terre mais paraissait voler dans les airs.
« A la baille, tintait la petite voix, à la baille !… Je connais un saurien qui serait ravi de faire un festin avec ces idiots-là ! Hi hi hi…
« Sûr qu’ce vaurien saura les déguster avec… »

Le petit homme vert venait d’apercevoir le visage de la jeune indienne et s’était soudain immobilisé. Il baissa sa lame et resta bouche bée.
« ’Scusez Miss… j’vous avais pas vue… qu’est-ce qu’elle est belle, pas vrai, Ding-Dong ? bredouilla-t-il…
« Bof… pas tant que ça, grommela la petite voix, elle est même assez quelconque… ahlala… tu ne changeras donc jamais !…

« Qui qu’êtes-vous, demanda timidement le petit homme vert à l’indienne, comment c’est-y qu’vous vous app’lez ?
« Moi ? on me nomme : « Tigresse-aux-lys-attentive-à-son-père-Aigle-attentif-à-la-course-du-pingouin-mais-aussi-attentive-aux-cousins-blafards-et-à-leurs-chiens-dont-le-plus-vilain-pète-particulièrementfort »…
« Oulala ! trop long pour moi !… dit l’autre en riant, on va simplifier princesse… pour moi vous s’rez juste : Tigresse Lily !… ou encore mieux :
« Lily la tigresse !…
« Attention, attention, fit la petite voix, tu vas encore te faire embobiner !…
« Ahhhhh ça suffit ! va-t-en Ding-Dong, t’y connais rien aux amours enfantines, laisse-moi tranquille, ouste, du balai, retourne dans ton tiroir !…
La petite voix disparut en pleurnichant.

« Lily la Tigresse ? Ça me va, répondit l’indienne en souriant, et vous, qui êtes-vous mister ?
« Mister ? v’là qu’elle m’donne du mister…
 Le petit homme vert s’inclina, fit une révérence et dit :
« Pour vous princesse, y’aura jamais d’mystère… Vous pouvez m’appeler Peter !… »

***

Chapitre 92.

Assis à l’avant du petit radeau, Billiwong Billidong soufflait tristement dans son didgeridoo. Pour la première fois depuis le début de son long périple il n’était pas très fier. Avoir laissé ses trois compagnons sur Komodo à la merci de ce gros lézard n’était pas digne d’un chasseur comme lui.
« Bah… ne t’inquiète pas, avait minimisé le Koala, le menteur au long nez saura bien mentir, le pirate saura bien pirater et le vieillard… bon d’accord, pour le vieillard c’est plus problématique, mais n’oublie pas que tu as un kangourou à retrouver et qu’il n’y a pas assez à manger pour tout le monde sur ce rafiot…
un vieux sage koala me disait toujours : « La faim justifie les moyens ! » alors naviguons droit devant et hardi les gars !… »
La Koala se frappa le front.
« Au fait, avec toutes ces péripéties j’allais oublier le principal… Billiwong Billidong mon ami, j’avais quelque chose à te demander depuis longtemps.
Ton kangourou doux fugueur, il ne s’appellerait pas Maurice par hasard ? »
Billiwong Billidong haussa les épaules. Quelle question idiote ! Il fit non de la tête et se remit à souffler.
« Non ? continua le Koala, Ah bon… parce qu’il m’est venu comme une intuition qu’il te fallait chercher un certain Maurice… ou une Mauricette peut-être, ça ne te dit vraiment rien ? Tant pis… pourtant je suis sûr que c’est important pour…
« Voile en vue, l’interrompit Lulu la tortue, à bâbord ! »

La voile en vue à bâbord grandit progressivement. Il s’agissait en fait non pas d’une mais de deux petites voiles d’un tout petit bateau qui s’approchait peu à peu de leur embarcation mais ne faisait pas mine de ralentir. Bien au contraire le bateau ne fit que croiser le leur à bonne distance. A son bord, un petit bonhomme grimé de la tête aux pieds d’un costume de loup gris tenait sa barre sans lâcher l’horizon du regard.
« Ohé du bateau, lança le koala, tout va bien à bord ?
« Silence ! Laissez-moi tranquille, grogna le petit loup gris, je rentre chez moi ! Allez au diable ! D’ailleurs vous y allez directement alors mauvais vent à vous !…
« Ben dis donc, il n’est pas très poli celui-là, fit la tortue offusquée, et qu’est-ce qu’il veut dire par « Au diable, d’ailleurs vous y allez… »
« Terre ! Terre à tribord, hurla le Koala.

A peine eurent-ils le temps de tourner la tête pour voir une île apparaître dans le lointain que le petit bonhomme grognon avait disparu de l’autre côté.
Ils filèrent donc en direction de l’île et, après avoir franchi avec quelques difficultés une impressionnante barrière de corail, ils finirent par y accoster.

La première chose que fit Billiwong Billidong en débarquant sur la plage fut d’inspecter le sable. A sa grande déception il ne constata aucune empreinte récente de pattes de kangourou.
En revanche il y avait de nombreuses autres empreintes. D’abord celles, petites et rapprochées, qui allaient vers la mer et qui devaient sûrement être celles de ce furieux petit bonhomme croisé plus tôt.

Et il y avait d’autres empreintes.
Enormément d’autres empreintes. Des empreintes énormes, gigantesques, monstrueuses… Certaines provenant de gros mais alors de très gros sabots, d’autres avec des traces de griffes ou de palmes colossales, d’autres encore appartenant à de bonnes grosses pattes poilues.

Des empreintes de grosses pattes poilues appartenant sans doute à l’individu à la très grosse voix qui, encore dissimulé dans la forêt qui longeait la plage, demanda timidement :
« Vous n’auriez pas vu Max par hasard ? »

***

Chapitre 93.

Billiwong Billidong, Lulu et le Koala levèrent la tête en même temps.
« Ah oui en effet, murmura Lulu la tortue, il semble que nous ayons trouvé à qui appartiennent ces belles grosses empreintes…
« Mais oui madame, ces belles et terrrribles et maxi empreintes sont les maxi nôtres ! fit un terrible monstre poilu à terrible tête de taureau.
Un autre terrible monstre à long cheveux roux sortit lui aussi des bois et, en montrant de sa grosse et terrible main griffue des traces à moitié effacées dans le sable, ajouta :
« Et celles-là ce sont les miennes !
« Pousse-toi gros lard, fit un autre terrible monstre barbu avec des petites
(mais terribles) cornes sur le haut de la hure et dont le ventre, terriblement velu, était orné de rayures jaunes et orange, pousse-toi ! tu vois bien que ces traces-là sont à mouââââ !…
« Et celles-là sont à mouâââ ! grogna un quatrième et terrible monstre à tête de perroquet.
Deux autres terribles monstres, maousses, bariolés et hirsutes apparurent encore. Ils se chipotèrent, se bousculèrent, se firent des crocs en jambes puis finalement roulèrent ensemble dans le sable.
Après un bref moment de confusion pendant lequel Billiwong Billidong et ses amis n’avaient pas osé bouger, l’un des monstres donna des coups de coudes aux autres et désigna du groin les trois arrivants.

Les monstres se calmèrent peu à peu et se mirent en rang. Le gros barbu rayé avec ces petites cornes reposa sa question.
« Donc, vous n’avez pas vu Max ?…
« Ahhhh il s’appelle Max, fit le Koala, ce petit loup mal poli qui nous a croisé en nous traitant de tous les noms !
« Oui, c’est tout lui ça ! hurlèrent les monstres hystériques en poussant des cris de joie et en agitant leurs grosses pattes, sacré Max, toujours un mot méchant pour chacun ! Mais où est-il passé ? C’est que nous avons une fête épouvantable à terminer avec lui !…
« Lorsque nous l’avons vu, je crois qu’il rentrait chez lui, dit le Koala.
« Ohhhh… Quel dommage, fit un autre terrible monstre, un si vilain garçon, nous aurions pu le manger… mais vous-mêmes, vous ne voulez pas venir vous suspendre aux arbres avec nous ? On va bien rigoler. Ça va être terrible ! Et ensuite on vous mangera aussi, hein, qu’est-ce que vous en dites ?…
Le Koala eut soudain une inspiration et dit :

« Chers amis monstrueux, Max est malheureusement parti mais nous pouvons le remplacer avantageusement. Il se trouve que vous avez devant vous les spécialistes mondiaux de la suspension dans les branches avec triple saut arrière, pas vrai les gars ?
« Billiwong Billidong et Lulu hochèrent la tête. Les monstres battirent des mains.
« Chouette, dirent-ils, et ensuite on pourra vous manger ?
« Tout à fait ! Tout à fait ! dit le Koala, allez, on s’accroche, hop c’est parti !…
Billiwong Billidong, Lulu la tortue et lui-même se suspendirent aux hautes branches des palmiers et commencèrent à se balancer.
« Bravo ! Bravo ! Magnifique ! C’est vraiment terrrrrible, firent les monstres
« N’est-ce pas, hoqueta le Koala, au fait… pouf… pouf… au fait… Maurice… Maurice…
« Quoi Moritz ? firent les monstres. Moritz comme Max et Moritz ?…
« Pouf… pouf… non… pas Moritz… Maurice… vous savez où on peut trouver Maurice ? souffla le Koala en se balançant de plus belle.
« Ahhhh Maurice !… s’exclamèrent en chœur tous les monstres, bien sûr qu’on sait où on peut trouver Maurice !…
Ils levèrent tous leurs pattes dans la direction de l’ouest.
« C’est par là !…
« Merci ! murmura le Koala

Alors, avec une parfaite synchronisation, les trois amis prirent leur élan, lâchèrent les branches où ils étaient accrochés et firent un terrible triple saut arrière de toute beauté qui les envoya dans la jungle où ils disparurent à la vue des monstres.
Des monstres qui restèrent bouche bée.
Et qui, évidemment, se mirent à monstrueusement pleurer :
« BOUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUU… »

***

Chapitre 94.

Zozo… Zozooo….
Renard rouzé qui fait sa loiiiii…
Zozo… Zozooo…
Vainqueur… tou l’es z’à tchaqué fois…

Dans la pénombre d’une ruelle glauque donnant sur le port d’Acapulco, une petite bande hétéroclite et encapuchonnée se dissimulait tant bien que mal à l’abri des regards des soldats qui déambulaient en ces lieux mal famés.
Acocoyotl et ses compagnons se serraient les uns contre les autres avec inquiétude car le vieil Hidalgo paraissait plus loco que jamais.
Il chantonnait fébrilement depuis un moment une comptine ridicule qui était, soit disant, un code pour avertir Don Diego, lequel, pour l’instant, n’avait pas encore montré le bout de son nez masqué.
« Il va venir, il va venir… Il a sûrement une affaire urgente à régler… un bougre à égorger, une affaire d’honneur en attente, une infante à secourir, un verre de xérès à finir, que sais-je… dans la famille nous avons toujours d’honorables raisons pour être en retard…

Zozooo… Zozooo… Renard rouzé qui fait sa loiiiii…
Zozooo… Zozooo…

« Qué tal hombre ?!… Serait-ce toi mon couzin ? fit une sombre voix émergeant d’un gros tonneau de harengs.
« Mon cousin ! Est-ce toi ?! répondit joyeusement Don Quijote en se précipitant sur la forme puante et dégoulinante qui s’extrayait du baril.
« Olà cousin ! Toujours aussi masqué ! fit Don Quijote
« Olà couzin ! Touzours aussi cazqué ! répondit Don Diego.

Avisant soudain la petite troupe blottie derrière le dos de Don Quijote, Don Diego recula d’un pas, sortit son épée et entama une série de dangereux moulinets au-dessus de la tête des malheureux.
« Attenzion mon couzin ! se mit-il à brailler, vise un peu ces danzereux coupe zarrets qui en veulent à tes bourzes ! Ze m’en vais zigouiller ces zouaves d’un coup de zabre ! Et zing ! Et zang ! Tremblez zibiers de potenze, zélérats, azzazzins…

« Aïe ! Ouille ! glapirent les deux aras en tentant d’échapper à l’estrapade, il est encore plus zinzin que l’autre !
« Halte-là noble cœur ! dit le chevalier en s’interposant, ces rustres sont sous ma sauvegarde ! Ce sont de braves bougres et, pour une certaine circonstance il se trouve que nous faisons cause commune. Nous voilà céans près de toi car, mon cousin, nous requérons ton aide…

« Dans ze cas, ils zont aussi zous ma proteczion, fit le cousin masqué en rengainant sa rapière, ze zuis dézolé mes zeigneurs, excusez ma méprize, z’ai bien failli vous zempaler ! » Puis,  se tournant vers le Chevalier : « Que puis-ze pour toi mon inzénieux couzin ?
« Peu de choses en vérité ! Ta protection d’abord…
« Elle t’est aquize !
« Ta fine lame ensuite… 
« Aquize ! Aquize !
« Le reste n’est que broutille… Nous avons simplement besoin que tu nous prêtes ton vaisseau pour retrouver, premièrement, une bestiole nommée Quetzalcoatl recherchée par l’Aztèque ici présent, et secondement, ramener l’or de l’Eldorado en ma demeure ibère afin qu’après en avoir généreusement donné une infime part à notre bon Roy je le dépose aux pieds bénis de ma tendre et bien-aimée Dulcinée…
« Ze vois, ze vois… touzours amoureux de Dulzinée mon couzin ?… fit zombrement Don Diego de la Vega, z’est donc une affaire de cœur ?
« Zi on veut, répondit Don Quijote… de cœur, d’honneur, de gloire…
« A zenou mon couzin ! Tu le zures ?
« Ze le zure !
« Alors ze suis ton zerviteur ! Zésus Marie Zoseph ! Ma caravelle t’est acquize, son équipaze est à toi ! L’Aztèque aura son Quetzal et toi ton trézor ! Allez, zou ! embarquons les z’amis ! s’écria Don Diego
« Allons-z-y Alonzo ! s’exclama joyeusement Sang-Chaud

« Pas Alonzo… fit lugubrement Don Diego en clouant du regard le pauvre serviteur et en mettant sa main sur la paume de son arme, pas Alonzo…

Son nom, il le signe de la pointe de son épée…
D’un Z qui veut dire Zozo…

***

Chapitre 95.

Acapulco et le « Nouveau Monde » n’étaient plus qu’un vague souvenir.
La Perla Negra, le galion de Don Diego, filait maintenant, toutes voiles dehors depuis plusieurs semaines, plein ouest vers l’inconnu.
Les perroquets, le colibri et Sang-Chaud étaient dans les haubans et scrutaient l’horizon. L’équipage, pour plus de sûreté, n’avait pas embarqué. Seul le capitaine, un vieux loup de mer bayonnais répondant au nom de Jacques Moineau, était resté à bord pour tenir la barre et maintenir le cap.

Pour l’heure, dans la cabine des officiers, les esprits s’échauffaient.
Les deux cousins, Acocoyotl et le capitaine étaient penchés, inquiets, sur une carte marine. Cet antique parchemin, le capitaine l’avait gagné aux dés à une vieille sorcière, dans un bouge de la Jamaïque, et possédait, pour qui savait le déchiffrer, des indications secrètes qui pour l’instant, il fallait bien le reconnaître, restaient invisibles…
Le capitaine Moineau, à l’aide d’un compas, traçait d’étranges cercles concentriques sur le document, plaçait sa boussole à un endroit, puis à un autre, se grattait la tête et grommelait dans sa barbe.
« J’ai sillonné les sept mers dans tous les sens, poursuivi toutes les flottes du monde, coulé cent navires ennemis, accosté sur des îles remplies de cannibales, échappé aux sirènes, aux murènes, aux baleines, à la gangrène, à la mauvaise haleine, au manque d’oxygène… mais franchement là, par tous les poils de barbe de Poséidon, je ne vois absolument pas par quel bout de ma lorgnette il me faut regarder, ni par où commencer… c’est que c’est vaste, l’océan… Messieurs, il vous faudra peut-être renoncer à l’or… et aux plumes…
« Malédiction ! grimaça l’Aztèque.
« Jamais ! grogna Don Quijote.
« Zamais ! gronda Don Diego.
« A moins que, à moins que… murmura Jacques Moineau.

Il n’en dit pas plus car à cet instant la vitre d’un hublot vola en éclat.
Un albatros, visiblement aveuglé par le soleil, venait de percuter une fenêtre et s’était engouffré dans la cabine. L’oiseau, paniqué, ne resta pas longtemps dans la cambuse, juste assez tout de même pour mettre le souk sur la table, faire voler quelques perruques, casser quelques bonbonnes de rhum, lâcher une ou deux crottes sur la carte et ressortir par la porte en deux battements de ses gigantesques ailes.
Le souffle coupé, le capitaine, consterné, avait néanmoins eut le temps de voir  les petits excréments de l’oiseau tomber sur la carte.
« Regardez, regardez, souffla-t-il, le compas, le caca…

Le compas du capitaine, mu par un mouvement incontrôlé puisqu’il l’avait lâché, venait en effet de sauter d’un extrême à l’autre de la carte et la pointe de l’instrument s’était fichée sur une des crottes, au beau milieu de rien.
Les quatre compères se couchèrent littéralement sur la carte, le nez sur la crotte. Fébrilement ils tirèrent deux lignes pour vérifier l’exacte position de celle-ci.
Elle recouvrait en partie le dessin d’une petite île dont le nom hélas, à moitié effacé, ne disait rien, ni aux uns, ni aux autres…

Les coordonnées, en tous cas, en étaient les suivantes :
20°10’ Sud ; 57°30’ Est…

« Connais pas cet endroit, souffla Moineau.
« Zamais entendu parler, s’écria Don Diego hors de lui, c’est de la mazie ! C’est la mazie du guano !…
« Magie, guano, caca ou pas, c’est notre dernière chance ! dit Acocoyotl…
« L’aztèque a raison ! ajouta Don Quijote, alors capitaine, branle-bas de combat, hissez la grand-voile, et en avant toute…
En avant toute vers l’île de Mau… »

***

Chapitre 96.

Le petit macaque allait passer un sale quart d’heure si personne n’intervenait avant.

« Il n’y a plus qu’une chose à faire… murmura la vieille dame à l’oreille de Moussa Moussa qui s’inquiétait pour son petit singe.
Il se demandait bien comment il allait pouvoir le sauver, les terribles dos argentés approchaient dangereusement du centre de l’arène en bavant de rage et le public déchaîné, le roi Zanzibabar 1er  en tête, les encourageait en hurlant.

« Il nous reste… les épinards… ajouta-t-elle,
« Quels épinards ? demanda Moussa Moussa perplexe,
« Ceux-là ! grogna une voix grincheuse derrière lui.

« Il était temps mon ami, fit la vieille dame en se retournant, où étais-tu encore passé ? On n’attendait plus que toi…

« Je suis c’que j’suis et c’est tout c’que j’suis ! fit le curieux marin, car il s’agissait bien d’un marin, qui, pipe au bec et casquette penchée sur la tête, tenait dans chacune de ses grosses mains deux boîtes de conserve cabossées.
L’air furieux, il dévisagea le pauvre Moussa Moussa que la vieille dame venait de lui présenter, et marmonna :
« Moussa Moussa, c’est pas vraiment un nom d’mat’lot ! J’vas plutôt t’app’ler Moussaillon Moussaillon ! Ça m’semble plus correc’… Et maintenant, Moussaillon Moussaillon, mate un peu c’qui va s’passer !… »

Ce qui se passa fut très bref…
D’une habile pichenette le colérique marin décapsula les deux boîtes de conserve, en engloutit une d’un coup et, d’un monumental lancer, envoya l’autre boîte directement sur la tête du petit macaque qui, ouvrant bien large son gosier, avala le contenu de la boîte, sous l’œil éberlué des dix gorilles qui, eux, restèrent bouche bée.
Mais pas longtemps…
Car le petit macaque n’était déjà plus un petit macaque.
Une incroyable transformation venait de s’opérer : ses muscles s’étaient gonflés en un clin d’œil au point de faire exploser ses chaînes, sa taille était devenue, en trois secondes, trois fois plus haute que celle du plus grand des gorilles, ses minuscules quenottes s’étaient transformées en énormes crocs et lorsqu’il voulut simplement bredouiller : « Qu’est-ce qui m’arrive ? », un effroyable rugissement fit trembler tous les gradins…
La panique s’empara de la foule qui hurlait de terreur et fuyait en tous sens.
Les dos argentés gémissaient et grattaient la terre pour s’y enfouir.
Mais pas longtemps…
Car le marin avait sauté au milieu de l’arène et envoyait valser les singes terrorisés dans les décors.
« Qu’est-ce qu’on rigole ! grimaça-t-il.
« Grrrrhh ! grogna l’ex-petit-macaque maintenant gigantesque gorille qui se tambourinait le torse en cadence.
« Et Bing !… scandait le marin en continuant à boxer les gorilles, et Bing et Bong, et Ding et Dong… au fait, comment qu’c’est ton p’tit nom à toi mon gars ?
« Grrrrrhhhhhh ! essaya de dire l’autre.
« Ah ouais… je vois… bon, j’vas t’appeler King… »   Il martelait en rythme la tête d’un pauvre singe. « Et j’vas aussi t’appeler Kong !… »
« Grrrrrrrrrhhhhhhh ! répondit joyeusement King Kong…

L’arène s’était vidée d’un coup.
Moussa Moussa fit signe au marin et à l’énorme gorille de venir le rejoindre sur les gradins désormais déserts. Ce qu’ils firent d’un bond. Le gorille le prit dans ses bras monstrueux pour lui faire un câlin. Le marin versa une larme et éternua bruyamment.
« Ch’uis trop sensible… les retrouvailles entr’amis, ça m’fait toujours c’t’effet… »

La vieille dame sortit un mouchoir de sa poche et le tendit au marin. Elle se pencha vers lui et lui murmura quelques mots.
« Ah oui… c’est vrai, fit-il en se mouchant… Nom d’une pip’en maïs, j’avais oublié c’foutu Maurice… Allez les marsouins, finies les effusions, faut pas traîner… Brutus est sûr’ment à nos trousses… King-Kong, prends Moussaillon Moussaillon sur ton dos  et on file vers les quais ! Mon vieux rafiot, le « Spinach of the Sea » nous y attend… J’espère qu’t’as pas trop l’mal des mers Moussaillon Moussaillon ? Parc’que pour s’couer, ça va sal’ment s’couer !… »

Ils prirent la route du port.

I’m Popeye the sailor man,
I’m Popeye the sailor man,
The moron I miss it’s that stupid Maurice,

I’m Popeye the sailor man…

***

Chapitre 97.

Vous êtes de l’étoffe dont sont faits les rêves…

La phrase énigmatique du poète trottait dans la tête de Giuletta qui bailla en s’étirant.
Elle émergeait lentement et, en tâtant sous elle, sentit comme un tapis de cuir et d’écailles. Les embruns tout autour d’elle finirent par la réveiller complètement.

« Bien dormi ? lui demanda le Monstre du Loch Ness en souriant.
« Ma foi oui, dit-elle, en se souvenant soudain de tout. J’ai l’impression d’avoir sommeillé pendant au moins…
« Mille et une nuits ! ricana le lapin blanc, c’est ce qu’elles disent toutes dans les contes… c’est d’un banal…
« Où sommes-nous ? dit Giuletta, en se penchant sur le cou du Monstre.
« En chemin, répondit-il, pendant votre sommeil nous avons traversé quelques lochs, passé plusieurs tunnels sous-marins allant de l’un à l’autre et maintenant nous sommes au beau milieu de l’Océan. La route est encore longue mais j’ai une bonne autonomie. Accrochez-vous bien les amis… »

Le lapin regarda sa montre.
« Ohlala nous allons encore être en retard ! On ne devrait pas se fier aux transports en commun de Grande Bretagne, ils ne sont jamais à l’heure…
« Permettez, permettez, fit le Monstre, je n’ai absolument rien de « commun » et je ne transporte pas n’importe qui sur mon dos ! Mais si vous voulez descendre et trouver un autre moyen de locomotion, libre à vous ! D’ailleurs, voilà une petite île là-bas dont je ne me souviens plus du nom mais où je sais une auberge spécialisée dans les terrines de lièvre… Ça vous tente ?
« Nooooooooooon, fit le lapin.
« Siiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii, firent les autres.

Le Monstre accéléra en riant et accosta en douceur le long d’un ponton au bout duquel on distinguait de lugubres lueurs. La troupe descendit du dos du Monstre et, comme finalement tout le monde avait grand faim, on se dirigea allègrement vers les lumières qui étaient celles d’une misérable taverne dont les fenêtres brisées éclairaient faiblement une enseigne branlante.

« A l’Amiral… à l’Amiral… je n’arrive pas à lire la suite, dit le lapin en ajustant ses lorgnons et en frissonnant, j’espère en tous cas que cet Amiral a un cuisinier qui sert autre chose que de la terrine…
« Pour sûr qu’je sers autr’chose à becqu’ter dans mon palace ! grogna un patibulaire personnage unijambiste qui, poussant la porte de l’auberge d’un coup de béquille, se planta fièrement devant la petite bande. 
Il souriait méchamment puis sortit un grand coutelas de sa ceinture et commença à l’aiguiser le long de sa jambe de bois.

« Ce soir, dit-il en lançant un clin d’œil narquois au Monstre, en plus du ragoût d’lapereau, on va avoir du cou farci à r’vendre, parole de cuistot !
« Ce cou n’est pas à vendre, glapit soudain le petit blondinet, c’est celui de mon ami et sur ma planète on ne mange pas le cou de ses amis !…
« How How ! gloussa l’homme à la jambe de bois en attrapant sauvagement le garçonnet par son écharpe. Par le fantôme du Capt’ain Flint, ne s’rais-tu pas l’frère jumeau de c’te vaurien de Jim Hawkins ? »

Puis il se mit à hurler : « Ola d’la taverne, Billy Bones, Chien-Noir, Pew, Ben Gunn, rappliquez mes forbans, on a d’la visite… »
Sur ces mots, quatre individus tous plus louches les uns que les autres sortirent de la misérable bicoque et, armés jusqu’aux dents, qui leur manquaient pour la plupart, entourèrent nos amis en brandissant de redoutables sabres d’abordage et en vociférant de terribles insultes.

Le blondinet se cacha derrière le lapin. Le lapin se cacha derrière le rat.
Le rat se cacha derrière le chat souriant qui ne souriait plus.
Giuletta ne se cacha derrière personne et l’affaire aurait sûrement mal tourné si le Monstre ne s’était pas mis à faire le Monstre, c’est-à-dire à rouler des gros yeux et à cracher du feu par ses naseaux.
Ce qui calma tout le monde…

Pourparlers ?…

***

Chapitre 98.

« Ok ok !… soupira l’homme à la jambe de bois en intimant à ses hommes l’ordre de ranger leurs armes, ce qu’ils firent en bougonnant…
« Si on n’peut plus s’amuser un peu… c’est qu’on n’a pas tous les jours la chance d’avoir des invités d’marque tels que vous… et promis je n’vous f’rai pas manger d’lapin, d’ailleurs ça porte malheur… mais dites-moi seulement une chose… vous n’êtes pas à la r’cherche du trésor au moins ?…
« Trésor, quel trésor ? dit Giuletta, non, pas du tout ! Nous, c’est un Sphinx que nous recherchons…
« Par l’œil de verre de Barbe-Noire s’écria le cuistot, fallait l’dire plus tôt !
« … L’a jamais eu d’œil de verre, Barbe-Noire, murmura le dénommé Chien-Noir.
« On s’en fiche, hurla le cuistot en lui assénant un coup de béquille sur la tête, puis, se tournant vers un autre flibustier, il ordonna :
« La carte, Pew, amène-moi la carte ! Et pas la carte au trésor triple buse, l’autre carte, tu vois c’que j’veux dire ! Que j’leur montre où s’cache l’emplumé !…
« De suite, capt’ain Long John fit le pirate en décampant vers la taverne.

« L’emplumé ? s’étonna Giuletta.
« Ouais ma belle, fit l’autre, c’est comme ça qu’on appelle ta bestiole par ici… Pour tout t’dire on n’la fréquente pas trop, hein les gars !…
Les gars hochèrent la tête.
« C’est qu’elle a pas trop bonne réputation… pire que la nôtre et c’est pas peu dire, pas vrai les gars ?
Les gars opinèrent du chef.
« Pis elle pose trop de questions et nous, les questions on n’aime pas trop ça… mais si c’est ça qu’tu veux, alors elle n’est pas très loin en fait…
Il se tourna vers l’ouest, leva sa béquille et montra l’horizon.
« C’est tout là-bas… après le dernier nuage… tu peux pas t’tromper… enfin, presque pas… l’emplumé se trouve dans une île où même moi je n’ai jamais mis le bout d’ma jambe de bois… Ah voilà la carte… »
Il prit le document et pointa une tache au centre de nulle part.
Tous se penchèrent sur la carte.
« C’est là, juste sous mon doigt… vous lisez c’qui est écrit ? »

Le gros doigt à l’ongle très noir cachait en partie le nom de l’île en question.
Mais en partie seulement.

« Je l’savais, dit le lapin.
« Je l’savais, dit le blondinet
« Je l’savais, dit le Monstre du Loch Ness
« Je l’savais sourit le chat
« Je l’savais pensa Roméo

« Maurice ! s’écria Giuletta. Je crois que je l’savais…

« Ahhh… et avant que vous n’partiez et pour votre gouverne, c’est Benbow ! fit le pirate.
« Quoi Benbow, firent-ils tous en chœur.
« Le nom d’la taverne, c’est Benwow… L’Amiral Benbow !… »
Il éclata d’un rire gras et repartit vers sa cambuse en claudiquant.

« How How…
Ils étaient quinze sur le coffre du mort !
How how…
Et une bouteille de rhum… »

***

Chapitre 99.

Après quelques frottements malencontreux contre deux cumulo-nimbus particulièrement abrasifs  le tapis volant de Tchang-Lu s’effilochait de façon dramatique et perdait de l’altitude.
Il allait falloir se poser en catastrophe. Mais où ?
Tchang-Lu scruta la mer avec angoisse.
Il y avait bien ce petit îlot, tout là-bas…

« Mayday ! Mayday ! grésilla la voix du commandant perte de soie sur tout le fuselage… je répète : perte de soie sur tout le fuselage… tapis à tour de contrôle… demandons attapissage d’urgence… Je répète… »

Il n’y avait évidemment aucune tour de contrôle dans les parages et personne ne répondit à l’appel de détresse. Puis tout se passa très vite. Le tapis plongea vers le sol. Tchang-Lu se mit en boule et attendit l’impact…

Lorsqu’au bout d’un temps indéfini il se réveilla, il crut d’abord, comme il éprouvait beaucoup de mal à bouger, que son corps avait été effroyablement brisé. Heureusement il n’en était rien, il reposait en fait sur un monticule de petits fragments qu’il avait pris d’abord pour ses propres os éclatés en mille morceaux. Puis il comprit qu’il se trouvait en fait sur une montagne de minuscules débris de coquilles d’œufs qui avait probablement, et miraculeusement, amorti sa chute.
S’il ne pouvait pas bouger, c’était parce qu’il était tout simplement ligoté, ficelé comme un saucisson, par un réseau de cordes et de ficelles qui le maintenaient étroitement lié à une multitude de petits poteaux solidement plantés dans le sol tout autour de lui.

« A votre avis cher collègue… gros-boutiste ou petit-boutiste ?… demanda une toute petite voix anxieuse près de son oreille droite.
« Ma foi, répondit une autre toute petite voix près de son oreille gauche, je n’en sais fichtre rien cher collègue ! Tout cela est bien fâcheux, vous en conviendrez ! Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire de ces deux mastodontes ?… »

Tchang-Lu ne pouvait pas non plus tourner la tête mais il put, du coin des yeux, voir à qui appartenait ces petites voix sentencieuses. Il s’agissait de minuscules personnages attifés à l’ancienne mode européenne et coiffés de perruques poudrées.
Ces deux individus n’étaient pas seuls. Toute une foule de tous petits êtres l’entourait et le dévisageait comme s’il était un phénomène de foire, ce qui apparemment était le cas. Certains riaient en le montrant du doigt, d’autres encore plus petits, des enfants sûrement, se cachaient le visage de peur, d’autres encore lui jetaient ce qui lui semblait être des poussières de cacahuètes. En première ligne, tout contre lui, une escouade de gardes solidement armés repoussait les plus téméraires qui tentaient de  lui grimper dessus.

 Les voix sentencieuses reprirent.
« Et si nous lui posions la question, cher confrère ?
« Tout à fait, tout à fait, cher confrère, la question doit lui être posée !
L’un des deux personnages saisit alors un porte-voix, mais avant qu’il ait pu prononcer sa fameuse question, une autre voix, beaucoup plus grave, et pour tout dire d’une tonalité normale, s’éleva derrière Tchang-Lu.

« Bien le bonjour camarade ! C’est gentil de me rendre visite… je commençais à me sentir un peu seul sur cette île… enfin, seul, vous m’avez compris… parfois il vaut mieux être grandement seul que mal et petitement accompagné… »
Un grognement de réprobation s’éleva de la foule et toute sorte de projectiles fut lancée sur l’homme qui parlait ainsi et qui était, de la même façon que Tchang-Lu, solidement attaché au sol.
« Plus on est petit, moins on aime être contrarié, il faudra vous y faire. Tout est question d’habitude n’est-ce pas, continua l’homme, et de relativité, et de trigonométrie si on a, comme moi, l’esprit scientifique… mais… veuillez me pardonner, je manque à tous mes devoirs d’hôte, même d’hôte entravé, je ne vous ai pas encore fait les honneurs du propriétaire, et bien que les vrais propriétaires du lieu ne mesurent pas plus de six pouces, il est bon que vous sachiez à qui vous avez affaire. D’ailleurs moi-même je ne me suis pas encore présenté…
« C’est vrai, réussit à dire Tchang-Lu, qui êtes-vous et où sommes-nous ?
« Où sommes-nous ? Mais nous nous trouvons sur la très fameuse et très hospitalière île de Lilliput !… Quant à moi, j’étais chirurgien à bord d’un vaisseau de sa gracieuse majesté le Roi d’Angleterre et je m’appelle Lemuel…
Lemuel Gulliver, pour vous servir…
Enfin, continua l’homme en regardant ses liens, quand je pourrai vous servir, évidemment… »

***