Chapitre 60.
Après les présentations mondaines les trois curieux personnages firent faire le tour du propriétaire aux « nouveaux avalés », tour qui fut assez court, il n’y avait pas grand-chose à voir.
«Donc ici, c’est l’estomac, dit le vieux Johnny, enfin le salon si vous préférez, mais c’est aussi la salle à manger, la cuisine, le dortoir, le tout en un, c’est spacieux, convivial, un peu austère certes, les murs restent à décorer, si vous avez des idées elles sont les bienvenues, mais nous avons toutes les commodités à portée de main, à manger, à boire, et pour le sport il y a la pêche, c’est assez humide il est vrai, mais on s’y fait et là-bas tout au fond, le tunnel nauséabond, ce sont les toilettes, ensuite c’est la sortie, enfin je crois car à vrai dire personne ne s’y est encore risqué…Et donc, vous comptez rester longtemps ? … »
« J’espère bien que non, maugréa le Cap’tain…Au fait matelots, vous n’auriez pas trouvé une jambe en os de baleine accrochée sur le flanc de ce maudit cachalot qui vous a gobés ?…
« Et un menuisier? fit le petit garçon, vous n’auriez pas croisé un menuisier ? J’aurais bien besoin d’un petit coup de rabot, là et là…… »
Billiwong Billidong haussa les épaules, il ne comprenait rien à ce charabia.
Lulu la tortue poussa un grand soupir et s’avança vers la troupe d’hurluberlus.
« Non messieurs, nous n’avons rien vu de tout cela. Nous sommes désolés pour vous et nous vous remercions de votre hospitalité mais nous ne faisons que passer. Billiwong Billidong, mon honorable associé ici présent et moi-même devons repartir au plus vite. Une fois la tempête passée, nous ressortirons, je ne sais pas encore par quel orifice, et nous repartirons affronter les vents du vieux Pacifique. C’est que…nous avons un kangourou doux à retrouver !… »
« Un kangourou doux ! gronda le Cap’tain. Voyez-vous ça !…Moi c’est ma jambe en os que j’aimerais bien retrouver…
« Moi c’est la fée bleue, pleurnicha le bambin, elle me manque tant !
« Moi c’est ma jeunesse…soupira Johnny, elle manque aussi…
« …Oui, bon, si j’ai bien compris…fit une petite voix, nous avons tous perdu quelque chose que nous aimerions tous désespérément retrouver…Une fée bleue, une jambe, une jeunesse, un kangourou doux, et pourquoi pas un pingouin lent pendant qu’on y est, ou un pangolin, va savoir…»
Tous se tournèrent vers Billiwong Billidong dont le visage venait de s’illuminer.
Il avait reconnu la voix qui continuait :
« Un proverbe marsupial dit : « l’union du plancton, avalé par un cachalot et avant d’être définitivement digéré, fait la force ». Peut-être est-ce le moment, cher plancton, avant d’être vous aussi digéré, d’unir vos forces et qui sait, le Cap’tain récupèrera peut-être sa jambe, le pantin sa fée, le vieillard ses vingt ans et Billiwong Billidong son kangourou…
Moi par exemple, si au lieu de me trouver ici dans cet infect cloaque je pouvais regagner ma forêt d’eucalyptus, dit le koala qui venait donc d’apparaître sur l’épaule de Billiwong Billidong, je serais le plus heureux des koalas… »
***
Chapitre 61.
« Alors l’aztèque, il vient ce tchocolatl ?… »
Acocoyotl Polichtitli ne bronchait pas….
« Sang-Chaud mon fidèle écuyer, continua l’escogriffe à la triste figure et à l’armure encore plus triste, peux-tu expliquer à ce sinistre indigène que lorsqu’un caballero de mon rang demande qu’on lui serve un tchocolatl,
il ne faut pas le faire attendre car la patience d’un caballero de mon rang n’a d’égale que sa pitié envers les misérables qui font semblant de ne pas comprendre la noble langue castillane, autrement dit… »
Il brandit sa rapière rafistolée et la fit tournoyer au-dessus de la tête d’Acocoyotl Polichtitli qui avait décidé de rester de marbre devant tant d’incohérence.
« Autrement dit, continuait l’autre, ma patience est nulle !… »
Mais l’homme, qui semblait aussi prompt à se mettre en colère qu’à oublier instantanément l’objet de sa rage, s’était déjà retourné vers les deux perroquets et le colibri qui, posés sur une branche, auraient préféré passer inaperçus. Hélas ce ne fut pas le cas, la rapière effleura leurs toupets et sectionna quelques plumes.
« Ah ah…s’écria l’ahuri chevalier, mais que vois-je ? Notre quête ne sera pas vaine, brave Sang-Chaud ! Hombre, tu iras dès ce soir brûler un cierge, que dis-je un cierge ! Cent cierges, à Santa Zapatera del Zapatero pour la remercier de nous octroyer de quoi dîner sans avoir à courir la pampa ! »
Les trois oiseaux s’étaient figés.
« Regarde Sang-Chaud, je m’en vais de ce pas occire ces trois magnifiques et bien dodus condors, rois des oiseaux des Andes, dont la chair magnifique et juteuse aura bientôt l’honneur d’être mastiquée à loisir par les mâchoires altières et reconnaissantes du plus respectable conquérant ibérique que je connaisse….
« C’est-à-dire vous mon bon maître ! soupira Sang-Chaud.
« Exactement, répondit l’autre.
Après quoi le brave Sang-Chaud asséna un respectable coup de bassine en cuivre sur la respectable tête de son bon maître qui s’effondra d’un coup, s’endormit aussitôt et se mit à ronfler.
« Désolé maître Quichotte, murmura Sang-Chaud.
Il se tourna vers Acocoyotl Polichtitli et leva les bras au ciel.
« Ne vous offusquez-pas senor, c’est hélas la seule façon que j’aie de le calmer et de le protéger de lui-même avant qu’il ne lui arrive pire malheur. C’est un homme brave et un cœur vaillant, en plus d’être un fameux chevalier, mais il est parfois un peu trop enthousiaste, ce qui lui joue bien des mauvais tours…
Comme par exemple prendre ces trois pauvres piafs pour de nobles condors !
Quelle hérésie n’est-ce pas ?… »
« Piaf toi-même ! s’offusqua le colibri. Au contraire, enfin quelqu’un qui voit le rapace qui est en moi ! »
Et le condor qui était en lui, rêvassa…
« Volaille toi-même ! fit l’ara bleu. Enfin quelqu’un qui rend au casoar ce qui est au casoar ! »
Et le condor qui était en lui, coassa…
« Gibier toi-même ! dit l’ara rouge. Enfin quelqu’un qui croit en moi !»
Et le condor qui était en lui, croassa…
C’est exactement à cet instant que, bien au-dessus de la canopée, planant d’un nuage à l’autre, le contour de ses immenses ailes nimbé par le soleil couchant, un véritable condor passa…
***
Chapitre 62.
« Tous les Ibères sont comme ça ? demanda Acocoyotl à Sang-Chaud.
Assis tous deux sur des souches ils partageaient tranquillement quelques tranches de mangues sauvages. Le vieux chevalier, toujours plongé dans un sommeil agité et allongé par terre entre eux, était secoué de soubresauts intempestifs.
« Non, heureusement, répondit l’écuyer en s’essuyant la bouche, regardez ce pauvre fou, Il est encore perdu dans ses rêves…Rêver est sa principale activité. En ce moment il doit être en train de délivrer une belle princesse des griffes d’un horrible dragon. Ou, armé de sa pauvre lance et de son seul courage, peut-être combat-il mille indiens sanguinaires…
«Nous ne sommes pas plus sanguinaires que vous, dit Acocoyotl,
«Nous ne sommes pas plus fous que vous, rétorqua Sang-Chaud, néanmoins, lorsque mon maître s’enfuit dans ses songes, il a parfois des visions stupéfiantes…Oh…il se réveille… »
Le chevalier s’ébrouait, les yeux mi-clos il bredouilla.
« El Dorado…La montagne d’or…Elle est là…El Dorado…Je te tiens !…
« Arghhhh, croassa l’ara rouge que le vieux fou venait d’attraper par le col, Arghhhhh ! El Dorado connais pas, mais les radeaux je connais…Je vais t’en construire un de radeau, tu vas monter dessus et t’en aller très loin ! Et lâche mon cou maintenant vieux croûton !!!!
« Croûton, moi ! hurla le chevalier qui, reprenant rapidement ses esprits était à nouveau sur ses pieds. Faquin, butor, vil volatile, brigand emplumé ! Sang-Chaud, mon épée !…
« Et voilà ça le reprend, fit doucement l’écuyer, calmez-vous Monseigneur, il n’y aucun brigand ici, au contraire il n’y a que de braves companeros comme vous et moi. Regardez, il n’y a céans que des gens, et des oiseaux, de bonne compagnie… »
Le vieux chevalier s’adoucit.
« Bon, très bien…Mais pas de familiarité entre nous mon valet ! On ne mélange pas les timbales avec les castagnettes ! Je ne suis le compagnon de personne, moi, je suis un conquistador !!!
« Un idiot qui s’la dore, un idiot qui s’la dore…chantonna le colibri.
« Quoi ? De l’or, de l’or ? Où ça de l’or ? Qu’est-ce qui est en or ?… »
Acocoyotl sentit qu’il était temps d’intervenir. Il se leva, plia le genou et fit une profonde révérence devant le vieux chevalier.
« Monsieur, Monseigneur, votre altesse brillantissime et grand pourfendeur de démons, je me prosterne devant votre magnificence et vous prie humblement d’écouter la requête d’un de vos plus fervents admirateurs…
« Voilà qui est parlé Hombre ! Tes paroles sont douces à mes oreilles ! Tu es désormais, toi et tes poulets, sous ma bienveillante protection. Parle en toute quiétude, le grand Don Quichotte de la Mancha t’écoute… »
Acocoyotl prit une profonde inspiration et se lança.
« Vous cherchez quelque chose il me semble ?
« Il te semble !…Tu le sais bien canaille, ce que je cherche ! C’est l’Eldorado, la Montagne d’or que tous les conquistadors espèrent découvrir ! Le trésor des trésors que vous nous dissimulez et qui est gardé par une armée de vos terribles géants !…
« Mais oui l’Eldorado bien sûr…Evidemment je sais où il se trouve, tous les aztèques le savent…Mais figurez-vous que moi aussi je cherche quelque chose…Je cherche le Serpent à plumes, le Quetzalcoatl ! Ce nom ne vous dit rien mais il est aussi important pour moi qu’une montagne d’or pour vous…Lui aussi se cache au plus profond de mes rêves…Alors je me demandais, en toute humilité bien sûr, si nous ne pourrions pas, l’espace d’un instant, échanger nos fantasmes…Peut-être qu’entre rêveurs nous pourrions nous entraider, vous venez dans mes songes, je saute dans les vôtres, vous débusquez mon Quetzalcoatl, je vous ouvre les portes de l’Eldorado… »
Le vieux conquistador regarda intensément Acocoyotl Polichtiltli.
Il croisa les bras, fronça les sourcils, se gratta la tête…
« Faire ou ne pas faire confiance ? Là est la question…Je pourrais accepter…Oui je pourrais, pourquoi pas ?…Mais si j’accepte il me faudra des garanties !
« Quelles garanties ?
« Je prends vos perruches en otages ! Si or il y a, je vous les rends. Si pas d’or, je les zigouille !…
« Marché conclu ! fit Acocoyotl
« L’aztèque est rusé ! murmura Sang-Chaud.
« Mais l’ibère est rude… » soupirèrent les aras.
***
Chapitre 63.
A ce stade il serait utile, pour une lecture raisonnable et raisonnée du récit, de faire un point précis sur les connaissances du moment relatives au Quetzalcoatl commun.
Petit rappel scientifique établi en 1542 par Herr Professor Plitzenplotz de l’Académie Royale de Plitzenplotz ( à Plitzenplotz )
1°) Il n’existe pas et n’a jamais existé de Quetzalcoatl commun.
2°) Le doute quant à l’existence du Quetzalcoatl commun serait le fait d’un individu équivoque se faisant passer pour un expert en Quetzalcoatl commun,
un certain Don Jojo del Racaillo, mercenaire hispano-botaniste bien connu de la suite du fameux Conquistador Ponce de Léon.
3°) Le seul Quetzalcoatl connu à ce jour a été classifié « hors du commun », ou « peu commun ». Il est dûment répertorié dans l’ordre des bestioles « à plumes », de l’espèce « à plumes et à bec », de la sous-famille des « serpentis chiméricus à plumes et à bec du Nouveau Monde ». Ceci est un fait établi.
4°) Le Quetzaloatl peu commun est donc un redoutable prédateur. Il a une façon bien à lui d’attirer ses proies, en général de jeunes et naïfs indigènes des régions équatoriales. Il émet un petit cri strident imitant la voix humaine et qui fait à peu près ceci : « Qu’est-zaco ? Qu’est-zaco ? ». L’indigène répond alors : « Quoi qu’est-zaco ?» Le Quetzalcoatl répond : « C’est moi ! » et le bouffe.
Ceci est un fait établi.
5°) Le Quetzalcoatl peu commun n’a pas toujours été un redoutable prédateur, petit sa maman lui faisait des câlins, il jouait avec ses congénères aux billes et à la marelle, il aidait les vieilles personnes à traverser la rue et puis les mauvaises fréquentations et les vicissitudes de la vie en ont fait cet être sans foi ni loi que nous connaissons aujourd’hui.
5 bis°) En revanche il adore le foie de ses proies. Ceci est un fait établi.
6°) Il n’est pas certain que le Quetzalcoatl ait une âme. Ce fait n’est pas établi.
7°) L’épineuse question se pose aussi pour les naïfs indigènes du nouveau monde, pour Ponce de Léon, pour Hernan Cortez et pour tous les autres Hidalgos de l’ancien monde.
8°) L’épineuse question sera tranchée ultérieurement lors d’une épineuse controverse dans la vallée des olives.
9°) Ou pas
10°) A moins que ce ne soit la tête de Don Jojo Del Racaillo qui soit tranchée.
Et c’est à peu de choses près tout ce qu’on sait sur le Quetzalcoatl.
***
Chapitre 64.
Que se passa-t-il dans la tête de Moussa Moussa pour qu’il se mette ainsi à fredonner d’une voix tremblante cette petite ritournelle au moment précis où la gigantesque tarentule allait refermer ses horribles mandibules sur lui ?
Nul ne le sait, et lui encore moins que quiconque. D’où venait-elle cette comptine, de quel coin reculé de sa conscience était-elle sortie ?
Peut-être justement ne venait-elle pas de sa conscience à lui…
« Le pape est mort,
Un nouveau pape est appelé : Araignée !
Araignée ? Quel drôle de nom pour un Pape,
Pourquoi pas Libellule ou Papillon !
Ah ! Ah ! Ah ! Rions trois fois,
Elle n’a pas ri, elle n’a pas compris…
Je recommence :
Le Pape est mort,
Un nouveau Pape est appelé : Araignée !
Araignée ? Quel drôle de…. »
La tarentule s’immobilisa.
Sa bave gluante et noirâtre coulait goutte à goutte sur le front de Moussa Moussa qui chantonnait toujours. Les yeux dans le vague, perdue dans les tréfonds d’un passé oublié qui venait soudain de refaire surface, l’immense araignée tressaillit. Quatre larmes apparurent aux coins de ses quatre yeux et, à la stupéfaction des millions d’insectes qui n’en crurent pas leurs millions d’yeux, elle se mit à pleurer comme une madeleine poilue…
« C’est la berceuse que ma maman me chantait pour m’endormir, balbutia-t-elle, ça faisait tellement longtemps…je me souviens tout à coup, j’étais une toute petite boule de poils…Ma chère maman, si douce, si aimante, si…» Elle renifla bruyamment. « Moussa Moussa, viens là que je t’embrasse !…»
Alliant le geste à la parole elle l’enlaça tendrement.
« Faut pas exagérer non plus, fit Moussa Moussa totalement englué.
« Et on ne touche pas un poil de mon ami le magicien ! » lança-t-elle à la cantonade…
« OK, dit la cantonade légèrement déçue.
« Et le macaque ? demanda un scolopendre affamé.
Le macaque le regarda droit dans les yeux et, pris d’une soudaine inspiration, se mit à brailler :
« Le Pape est mort,
Un nouveau Pape est appelé : Scolopendre !
Scolopendre ? Quel drôle de nom pour un pape,
Pourquoi pas coléoptère ou grillon ?
Ah ! Ah ! Ah ! Il n’a pas ri ?… »
« Non, grimaça le scolopendre, Il n’a pas ri du tout…
D’abord parce que tes rimes sont stupides!
Ensuite parce je suis orphelin…
Bon alors…On peut y toucher un poil au macaque ?…. »
***
Chapitre 65.
« Tu peux m’appeler Ursule, dit la tarentule.
« Tu peux m’appeler Moussa, dit Moussa Moussa.
La tension était retombée comme un soufflé aux ignames depuis que Moussa Moussa avait réussi, grâce à la berceuse, à retrouver la parcelle de tendresse qui se terrait au fond des noirs méandres du cerveau de la reine araignée.
Ils devisaient, assis au milieu du cercle des baobabs, entourés par la nuée d’insectes qui avaient retrouvé un semblant de calme, à part peut-être un ou deux scolopendres qui n’en avaient pas encore tout à fait fini avec les oreilles du macaque.
Moussa Moussa et sa nouvelle amie Ursule plaisantaient tranquillement, échangeant des souvenirs comme deux vieilles connaissances.
« …Donc quand Baladou Bouloudou, notre griot, s’est retrouvé avec les lèvres boursouflées comme deux pastèques trop mûres et n’a pu articuler pendant six mois, c’était toi ?…
« Ahhhh oui, éclata de rire l’araignée, c’était moi ! Je n’ai jamais supporté ses lamentations ! Deux petites piqûres et fini la chansonnette ! Qu’est-ce qu’on a rigolé…et toi l’hiver dernier, quand mes légions de criquets ont été subitement transformées en cailloux, tu trouves que c’était malin ?
« Ben…On s’amuse comme on peut chère Ursule, et puis je protégeais nos récoltes…
« Vos récoltes, vos récoltes…Voilà bien les hommes ! Elles sont à tout le monde « vos » récoltes…Mes charançons ont besoin de vos graines pour se nourrir…Mes moustiques ont besoin de votre sang pour vivre…
« Nous, on se passerait bien de tes moustiques pour ne pas mourir !
« Oui, bon, la vie est ainsi faite, la mort aussi. Le bonheur des uns fait la fièvre des autres. Vous avez inventé le commerce mais nous avions déjà inventé le troc. Tu me donnes ton sang je te donne mes microbes, c’est ce que vous appelez l’import-export !…Mais dis-moi, on m’a raconté de drôles de choses…C’est vrai cette histoire de masques en balade ? »
Moussa Moussa soupira.
« Oui c’est la triste vérité ! Ils sont tous partis…Où ? Je n’en ai aucune idée.
Aucune trace, aucune piste, rien…J’ai eu beau invoquer tous mes ancêtres, aucune vision ne m’est apparue. C’est en suivant trois petites fourmis qui ont peut-être assisté à leur départ, chère Ursule, que je suis arrivé ici…
« Ah oui les fourmis…Non, elles ne savaient rien. On les a déjà questionnées, un peu bousculées, puis finalement mangées, c’était une mauvaise piste, un mauvais goût aussi d’ailleurs…Mais… »
La tarentule prit un air mystérieux.
« En fait, j’ai gardé ça pour la bonne bouche, c’est-à-dire la mienne, il se trouve que j’ai d’excellentes nouvelles pour toi… »
Elle sourit, si tant est qu’une tarentule puisse sourire, claqua dans ses pattes et un immense nuage irisé, vaporeux et ondoyant enveloppa la tête du féticheur.
« As-tu déjà entendu parler, cher Moussa, de l’influence du battement d’ailes de papillon sur la marche du monde ? Non ! Eh bien c’est le moment… »
***
Chapitre 66.
Avant de s’intéresser à «l’effet papillon » qui permettra, on l’espère, à Moussa Moussa de retrouver ses masques animaliers il convient d’avoir quelques éclaircissements sur certains personnages de ce récit.
Petit rappel scientifique établi en 1547 par Herr Professor Plitzenplotz de l’Académie Royale des Sciences de Plitzenplotz ( à Plitzenplotz )
Mais d’abord, qui était au juste ce Professor Plitzenplotz dont on nous rebat les oreilles depuis le début ?
Wolfram Gotlieb Plitzenplotz naquit le 24 mars 1502 à Shlaffengluck, petit village de Prusse Orientale dans une famille de musiciens amateurs. Son père était apothicaire et chauve. Sa mère était apoplectique et femme à barbe dans un cirque ambulant. Très tôt le jeune Wolfram Gotlieb décida qu’il ne ferait jamais partie du groupe musical que ses parents avaient monté avec ses douze frères et sœurs. La phrase désormais célèbre qui forgea son destin fut celle qu’il prononça le 7 Février 1511 devant l’assemblée du village : « Les chants folkoriques, c’est de la bouse ! » Puis il rentra au deuxième dragon léger où il se forgea une réputation de meneur d’homme jusqu’à cette phrase malencontreuse déclarée devant le commandant du régiment : « Les chants patriotiques, c’est de la mouise ! » Puis il rentra dans les ordres où il devint archidiacre, vocation qui prit fin le jour où, devant Johannes Von Rakay, évêque de Pfalzenbourg, il ne put s’empêcher de crier : « Les chants liturgiques, c’est pas du blues !… »
De 1520 à 1530 la vie de Wolfram Gotlieb resta un mystère. Certains dirent l’avoir vu du côté de Pékin déguisé en moine bouddhiste, d’autres pensèrent l’avoir croisé sur les rives du fleuve Saint-Laurent au Nouveau Monde, d’autres encore affirmèrent l’avoir reconnu à bord d’un vaisseau espagnol faisant route vers l’île d’Hispaniola, mais aucune de ces hypothèses n’aurait à cette époque été réellement confirmée.
En 1531, il était réapparu à l’Académie Royale des Sciences de Plitzenzplotz.
( à Plitzenplotz ). Il y avait créé la chaire d’anthropoplozie expérimentale du département d’anthropoplozie universelle. Il avait déjà publié vingt-cinq ouvrages richement documentés. Il était une sommité reconnue par les plus éminents savants du monde civilisé. Il était au sommet de sa gloire.
Il détestait toujours autant la musique.
Et c’est à peu près tout ce qu’on sait sur Herr Professor Plitzenplotz.
***
Chapitre 67.
Giuletta finissait de nettoyer ses pinceaux.
Le Minotaure était si ravi qu’il n’arrêtait pas de contempler son portrait. Il venait même de proposer à Giuletta de rester quelque temps afin qu’elle en réalise d’autres. Il se voyait bien en costume d’empereur romain brandissant glorieusement un glaive, ou à cheval, haranguant héroïquement ses troupes, ou combattant furieusement un lion (de Némée de préférence), ou tranchant énergiquement les têtes de l’Hydre (de préférence de Lerne), ou trinquant joyeusement avec Icare (si possible avant sa chute)…
Mais Giuletta, avec diplomatie, avait refusé son offre.
Devant la déception de son redoutable hôte elle lui rappela l’objet de sa quête…
« Que je suis bête, dit celui-ci, j’avais totalement oublié ton Sphinx ! Ma mémoire de vache me joue des tours mais n’aie crainte, je vais me faire pardonner, je te dois bien ça… »
Il réfléchit un instant et rajouta : « Il se trouve que j’ai un de mes bons amis, un phénomène un peu dans mon genre, mais en moins colérique, qui a peut-être des informations sur ton volatile disparu. Ils ont en effet quelques points communs, une histoire de gènes partagés, ce qui n’en fait pas forcément des parents, mais on ne sait jamais…De plus, s’il est bien luné, il pourrait te faire gagner du temps…Allons le voir, il est dans l’écurie à côté…
« Dans l’écurie ?
« Dans l’écurie, oui… ou sur un perchoir, dans sa volière…Ca dépend de son humeur…Tu comprendras quand tu le verras… »
Bras-dessus bras-dessous, Giuletta et le Minotaure firent le tour du Labyrinthe puis pénétrèrent dans une vaste écurie remplie d’ombres et de toiles d’araignées. Giuletta n’y voyait rien, n’entendait rien, sinon le bruit étouffé de frottement d’ailes provenant probablement de quelques chauves-souris dérangées dans leur sommeil diurne. Un léger raclement de sabots parvint du même endroit…
« Un autre Minotaure ? demanda Giuletta.
Un hennissement formidable retentit alors et fit trembler les murs de l’immense grange.
« Je ne crois pas, fit le Minotaure, amusé. Un Minotaure ça mugit, ça meugle, ça beugle, mais ça ne hennit pas…Lui, quand il est surpris, il hennit…
C’est qu’il ne reçoit pas beaucoup de visites, surtout la visite d’humains tels que toi. Ses derniers contacts avec les hommes lui ont laissé de très mauvais souvenirs.
« Je vous rappelle que je ne suis pas un homme, murmura Giuletta.
« C’est vrai, ça peut aider, répondit le Minotaure.
« Je ne vois pas en quoi ça peut aider ? » gronda une voix.
Les battements d’ailes et les raclements de sabots se rapprochèrent.
« Si c’est encore pour me mettre un harnais sur le dos, il, ou elle, peut repartir d’où elle, ou il, vient… » hennit la même voix…
Un immense cheval blanc surgit de la pénombre, fit plusieurs ruades, se cabra et, agitant les deux gigantesques ailes qu’il avait sur le dos, s’envola en faisant un looping jusqu’à une poutre située juste au-dessus de la tête de Giuletta.
« Bravo ! Bravo ! Encore….fit elle en battant des mains.
« Quel cabotin…soupira le Minotaure, il faut toujours qu’il en rajoute mais je reconnais que ça fait toujours son petit effet…
Alors…Ca gaze, Pégase ?! »
***
Chapitre 68.
« Quelle idée aussi de vouloir peindre le Sphinx au second plan derrière une insipide mégère dans le clair-obscur vaporeux d’un paysage ordinaire. C’est sûr qu’il n’a pas dû aimer… » fit le grand cheval ailé.
Giuletta avait maintes fois dévoré les aventures du fantastique quadrupède dans d’antiques et improbables chroniques mais elle n’avait jamais pensé pouvoir discuter en toute simplicité avec lui. C’était tout de même le fils de Poséidon, il était magnifique et il le savait.
« C’est une star, lui avait murmuré le Minotaure, admiratif, il dit ce qu’il pense et il pense ce qu’il veut…
« Ce n’était pas n’importe quel « clair-obscur vaporeux », se rembrunit Giuletta, la critique est aisée mais c’était tout de même une œuvre signée du grand Leonardo !
« Leonardo ou pas Leonardo, on ne vexe pas le Sphinx comme ça, Dame Giuletta, se fâcha Pégase. J’en sais quelque chose, nous sommes un peu cousins lui et moi voyez-vous. Nos ailes viennent de la même fabrique divine. Elles nous furent greffées le même jour sur le mont Olympe il y a bien longtemps, et je me souviens de sa colère lorsqu’il constata que les miennes étaient plus grandes que les siennes. C’était on ne peut plus normal mais quel scandale ! C’est à ce moment qu’il a commencé à perdre la boule et qu’il s’est mis à poser des questions stupides à tort et à travers, du genre : « Pourquoi lui et pas moi ? Pourquoi deux ailes et pas quatre ? Qui préfère un canasson bidon à un rapace sensass ? Deux ailes sur le dos d’un cheval, c’est-y banal ou c’est-y bancal ? » Ce genre d’interrogations idiotes l’a définitivement banni des cieux, ou des Dieux, enfin des deux !
Depuis j’avais entendu dire qu’il errait partout en continuant ces absurdes énigmes et qu’ayant du mal à joindre les deux bouts de ses ailes, il en avait été réduit à faire de la figuration allégorique comme modèle dans un modeste atelier florentin pas trop regardant sur la prestation… »
« Modeste, modeste, grommela Giuletta, on ne peut pas en dire autant de vous…De toutes façons maintenant il est parti….
« Oui justement j’ai ma petite idée là-dessus, continua Pégase en regardant le ciel, et comme, malgré votre mauvaise humeur, j’avais bien l’intention de me dégourdir un peu les ailes… »
Il s’ébroua et secoua lentement ses immenses ramures.
« Ahhhhh, tu vois, fit le Minotaure tout sourire, je t’avais bien dit qu’au fond ce n’était pas un mauvais bougre ! »
Pégase continua :
« Je crois savoir par où il est parti. D’abord probablement vers le Royaume de France en passant par la Méditerranée. Ensuite…En réalité, je ne peux encore rien révéler mais mon petit ongle de sabot me dit qu’il ne serait pas le seul individu à avoir disparu de la sorte…Tout tendrait à prouver que…Mais je n’en dirai pas plus pour l’instant….Bref, en ce qui nous concerne, nous avons un Sphinx à retrouver et à remettre en place, et c’est déjà bien assez…
Il va falloir d’abord que je dérouille un peu toutes ces plumes avant de décoller, faire quelques petits exercices d’assouplissement, une check-list s’impose mais ce voyage me semble dans mes cordes…
Alors jeune fille, ça vous dirait une petite promenade dans les airs ? »
***
Chapitre 69.
« Aile droite, rémiges primaires ?
Check !
Aile gauche, rémiges secondaires ?
Check !
Plumes pour courants aériens maritimes et plumes de rechange ?
Check !
Train de décollage jarrets avant et train d’atterrissage sabots arrière ?
Check !
Réserve d’avoine vol longue durée ?
Stock suffisant, Check !…
Raton harnaché ? »
Guiletta jeta un coup d’œil sur Roméo qui se terrait dans une de ses poches en tremblant.
« Presque Check !…
« Parfait co-pilote ! s’exclama le grand cheval à l’intention de Giuletta.
Attachez vos ceintures, tenez bien ma crinière et en avant toute !…. »
Pégase bondit et en trois foulées l’équipage décolla sous les hourras du Minotaure qui, comme tous les monstres sensibles, ne put malgré tout retenir une larme.
La première partie du vol se déroula comme dans un rêve. L’air était limpide et ils filaient à toute allure, zigzaguant allègrement au milieu de cohortes de petits nuages cotonneux. Giuletta n’en finissait pas de s’extasier en découvrant les vallées, les fleuves, les villages, tout un univers jusqu’alors réservé aux seuls yeux des oiseaux.
« Regarde Roméo, regarde…N’est-ce pas merveilleux ? Nous allons survoler la mer. Vois tout ce bleu ! Et là-bas, ces vaguelettes, on dirait bien des dauphins, je n’en avais jamais vu qu’en peinture…Sais-tu Roméo que tu es sûrement le premier rat volant de tous les temps…»
Mais Roméo, qui n’avait pas encore ouvert les yeux, aurait sûrement préféré être le premier rat volant de tous les temps à redescendre sur terre sain et sauf car depuis quelques instants le vol de Pégase donnait de curieux signes de ratées. Les battements d’ailes n’étaient plus aussi réguliers et le cheval se cabrait dangereusement.
« Que se passe-t-il ? demanda soudain Giuletta qui venait elle aussi de se rendre compte que quelque chose clochait…
Pégase, pris soudain de convulsions, se mit à lâcher de terribles vents.
« Les gaz ! cria-t-il, il faut lâcher les gaz…Ahhhhhh trop tard !…Accrochez-vous on va devoir atterrir…Ou amerrir je ne sais p…. »
La chute fut vertigineuse mais le cheval ailé, au prix d’un incroyable rétablissement, réussit à se poser sur un minuscule îlot de sable, entre trois grands baobabs.
Plus de pets que de mal !
Giuletta descendit du dos de cheval, un peu secouée mais sans trop de dommage. Ce qui n’était hélas pas le cas du pauvre Pégase dont les ailes avaient été tout de même sérieusement abîmées au cours de l’atterrissage forcé.
« Impossible de repartir comme ça, se lamenta-t-il, il va falloir réparer…
« Pas de problème, répondit Giuletta, j’ai exactement ce qu’il faut sur moi » Elle sortit de son sac les précieux carnets de Maître Leonardo et, trouvant la page relative aux machines volantes et à leurs différents mécanismes, se mit aussitôt au travail sous les ailes défaillantes.
Il ne s’était pas écoulé une heure, le soleil tapait fort et la réparation avançait bon train lorsque Roméo lui tapota l’épaule droite.
« Quoi, qu’est-ce que tu as Roméo, tu es pressé de repartir ? »
Roméo fit non de la tête. Une petite main, un peu plus grande que celle de Roméo tapota l’épaule gauche de Giuletta. Elle se retourna…
Un petit garçon blond tout échevelé, une grande écharpe flottant autour du cou, contemplait Giuletta.
Il lui tendit une feuille de papier et un crayon.
« S’il te plaît, lui dit-il, dessine-moi un Sphinx… »
***
Chapitre 70.
Les manières onctueuses du majordome du Maharadjah de Salhâmandragore n’étaient plus qu’un vague souvenir.
Apparemment vexé de la façon dont Tchang-Lu s’était honorablement sorti de la dernière partie, il poussait celui-ci sans ménagement le long d’un couloir sombre qui n’avait plus rien de somptueux. Par une porte basse ils entrèrent dans une pièce faiblement éclairée par un pauvre candélabre. Le majordome ordonna à Tchang-Lu de s’assoir sur un des deux tabourets posés en vis-à-vis au centre de la pièce.
« Il n’est pire sourd que celui à qui on coupe les oreilles » proféra le majordome d’un ton sentencieux en décrochant du mur un sabre impressionnant.
« Si tu fais match nul, je te coupe une oreille, Si tu perds, tu deviens sourd, ce n’est pas compliqué. De toutes façons nul n’a jamais gagné face au champion des champions…Et maintenant silence et à genoux ! Prosterne-toi devant le grand et l’unique Maharadjah de Salhâmandragore !
Le majordome recula d’un pas et, d’un mouvement un peu ridicule rappelant celui d’un magicien de foire, projeta une poignée de poudre dorée sur le tabouret situé face à Tchang-Lu. Lorsque les grains de poussière d’or touchèrent le bois, une formidable explosion se produisit et un nuage nébuleux et phosphorescent engloba la scène. Le nuage se dissipa peu à peu, le majordome avait disparu et le tabouret en face de Tchang-Lu était maintenant occupé.
La Maharadjah de Salhâmandragore ?…
Ca ?….
Assis en tailleur sur le tabouret, la tête ceinte d’un magnifique turban de soie irisée, le corps enveloppé d’une extraordinaire veste de brocard aux multiples couleurs, un babouin épluchait consciencieusement des arachides en jetant des coups d’œil amusés sur le vieux peintre chinois.
Ce babouin portait une très fine barbichette et des bésicles cerclées d’argent négligemment posées sur le bout du museau qui lui conféraient une allure de grande noblesse.
« Vous en voulez une ? Ne vous gênez pas surtout. On ne refuse rien à un condamné…Quoi, on ne vous avait pas prévenu ? Pffff, de nos jours on ne peut vraiment plus compter sur le petit personnel, il faut tout faire soi-même ! »
Le babouin cracha quelques épluchures par terre et contempla longuement Tchang-Lu avant de reprendre.
« Donc, cher ami à la bien jolie petite barbe, nous allons jouer à un jeu très populaire et très ancien auquel j’ai ajouté, pour plus de suspense, quelques petites variantes. Ce jeu s’appelle : « Je te tiens, tu me tiens par la barbichette, le premier Chinois qui rira aura d’abord la barbe coupée puis les oreilles puis le reste… »
Devant l’air un peu décontenancé de Tchang-Lu il ajouta :
« Mais je vois que vous tenez aux coutumes. Ce qui ne m’étonne guère de vous inestimable hôte, aussi rassurez-vous, avant de vous couper la tête vous aurez droit à une petite tapette ! On sait vivre tout de même…
Alors, vous ne voulez vraiment pas une petite cacahuète ?… »
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