Chapitre 41.
Chaque jour Billiwong Billidong s’émerveillait de son nouveau et aquatique terrain de jeu. Lulu, elle, s’émerveillait de la rapidité avec laquelle Billiwong Billidong absorbait les nouvelles connaissances. Cet humain-là était fait pour vivre dans la mer, il ne lui manquait que des branchies.
Lui qui n’avait quasiment connu comme couleur que le rouge s’était vite habitué à toutes les nuances possibles et imaginables de bleu.
Le bleu pâle au-dessus des bancs de sable, l’indigo ténébreux des abysses sans fond, le bleu d’émeraude des récifs huîtriers, le bleu verdâtre des immenses forêts d’algues, le bleu azuréen de certains coraux. Il se réjouissait de tout ce bleu, mais celui-ci, il l’apprendrait à ses dépens, pouvait parfois réserver des surprises…désagréables.
Car dans le bleu de l’océan, il n’y avait pas que de l’eau. Il y avait aussi des poissons. Beaucoup de poissons. Des petits poissons, des gros poissons et parfois même de très très gros poissons. Il lui fallut donc aussi apprendre à cohabiter avec eux. La chose n’avait pas été si facile, car si certains s’étaient montrés tout de suite plutôt amicaux, comme les exocets, les poissons volants, d’autres en revanche avaient été plus réticents.
Dès les premiers jours de tortue-navigation, le bouche à ouïe avait en effet fonctionné à toute vitesse. Les courants sous-marins avaient colporté la nouvelle : Lulu la tortue-luth avait un locataire sur le dos. Ce locataire était un humain pas très beau. Qui jouait de la musique comme un pied avec un bout de bois. Et cet humain serait à la recherche d’un Kouglouglou glou…
Comme la dernière information avait été transmise par un poisson-ballon réputé sourd comme un pot on n’était pas certain qu’elle soit exacte.
Mais pour le reste c’était bien suffisant pour attiser la curiosité de tout la faune subaquatique.
Les premiers à se manifester furent une famille de poissons clowns.
Ils firent tellement rire Lulu qu’elle faillit en faire tomber Billiwong Billidong.
Ensuite vinrent les poissons chats qui ne firent que miauler, les grondins qui ne firent que gronder, les morues hilares, les mérous mécontents, les rascasses à grandes bouches, les thons à petites bouches, bref, tout ce qui comptait d’écailles dans les parages voulut voir le phénomène. Ce fut une belle cohue.
« Tu es devenu une star, soupira Lulu, je ne sais pas comment je vais calmer tout ce petit monde … »
« Moi je sais comment les calmer ! tonna une voix qui arrivait des profondeurs…
Dans une immense gerbe d’eau, une énorme baleine blanche venait d’apparaître, faisant de tels remous que tous les poissons disparurent d’un coup.
« Ah….On se sent mieux comme ça, fit-elle en s’ébrouant, rien ne vaut un peu d’intimité…Pour écouter de la bonne musique, il vaut mieux être en petit comité, pas vrai ma Lulu ?…
« Tu as tout à fait raison vieille canaille ! Toujours aussi mélomane à ce que je vois! gloussa Lulu, Bongbongbong mon chou, tu ne jouerais pas un morceau pour notre chère amie, Mélo Dick ?… »
***
Chapitre 42.
En ce temps-là, certains cétacés ne pouvaient se passer de musique.
La raison en était simple, à force de passer leur vie sous-marine à chercher du plancton pour se nourrir, ils traversaient sans cesse de vastes étendues d’algues immondes, des forêts de fucus nauséabonds ou de goémons en pleine décomposition. Ils ressortaient de là recouverts de mousses urticantes qui leur collaient à la peau et les démangeaient atrocement. Ce qui les rendait évidemment très agressifs, c’était le cas en particulier de certains orques.
Il n’existait qu’un seul remède à ce cruel désagrément, c’était l’écoute, par ces monstres délicats, d’un joli morceau de musique.
Encore fallait-il que ces cétacés aient l’ouïe musicale, ce qui n’était pas donné à tous les mammifères marins. Il fallait aussi que quelqu’un, ou quelque chose, joue de la musique, ce qui n’était pas non plus évident à trouver. Des poulpes soufflant dans des ortolans faisaient parfois l’affaire, le son était médiocre, mais il fallait bien s’en contenter.
Mélo Dick était mélomane. Et couverte de mousses.
Cette fois on avait un vrai musicien. Avec un vrai instrument. Lulu demanda le silence. Chacun avait pris sa place : les petits marsouins aux premiers rangs, les dauphins derrière, puis les baleineaux, les cachalots et quelques vieilles baleines tout au fond. Mélo Dick expulsa un long jet par son évent.
Billiwong Billidong saisit son didgeridoo.
Le concert pouvait commencer…
Billiwong Billidong n’avait jamais eu autant de public. La première note eut du mal à sortir, le trac probablement. Les suivantes mirent un peu de temps à se faufiler le long du didgeridoo. Le son, inaudible au départ, frissonna peu à peu, les vibrations enflèrent, enflèrent, puis finalement se déversèrent dans l’air et dans l’eau comme une tempête tropicale ! De mémoire de cétacés, dirent les baleines, il n’y eut jamais, depuis des siècles, de spectacle d’une telle qualité ! Ce fut un triomphe ! Un ouragan de bravos se déversa sur Billiwong Billidong. Des flots de bouquets d’algues furent projetés de toutes parts. L’artiste salua la foule en délire.
Mélo Dick se précipita vers Billiwong Billidong toujours en équilibre instable sur Lulu. L’énorme baleine était si heureuse qu’elle voulut les embrasser.
« Pas trop près Madame Dick, pas trop prêt ! fit Lulu, l’amour c’est une chose, les remous c’est autre chose…
« Oh pardon ma Lulu ! Mais tu avais raison ! Ce petit gars est un génie ! Regarde, c’est formidable, je ne me gratte plus, toutes mes mousses ont disparu !…
« C’est moi qui ai fait ça ? demanda Billiwong Billidong, comment est-ce possible ?
« Ahhhh mon cher, on voit que tu n’es pas encore habitué aux mystères du Pacifique. Mais comme tu fais maintenant partie de la famille, retiens bien ce que je vais te dire, c’est un proverbe qui se transmet depuis la nuit des temps aquatiques de génération de baleines en génération de cachalots.
« Et c’est quoi ce proverbe ?
Mélo Dick prit un air sentencieux et déclara :
« La musique adoucit les mousses… »
…Et ça marche !… »
Chapitre 43.
Poème aztèque écrit sur une feuille d’eucalyptus un soir de grande lassitude par un scribe impérial en proie au désespoir :
Des volatiles de pacotille,
Tout un trio, est-ce bien utile ?
Deux idiots, c’est déjà un de trop,
Mais trois casse-noix, quel désarroi !
Quand j’entends l’ara qui rit, je veux juste lui couper le kiki,
Quand j’entends l’ara qui pleure, je me sens l’âme d’un écorcheur,
Quand j’entends le colibri, j’ai envie d’en faire du hachis.
Qu’ils se taisent, ces horreurs,
ou je fais des braises de leur cœur !
Qu’ils ferment leur bec, ces crétins triples,
ou je fais des biftecks de leurs tripes !
Qu’elles bouclent leur bec, ces brutes infectes,
Ou de leur tête je fais des pastèques !
Quelle sinistre malédiction de supporter ces cornichons,
Quelle déveine, quel mauvais sort, d’avoir sur les bras ces butors,
Quelle tuile, quelle pestouille, d’avoir à souffrir ces andouilles !
Au premier puits je les balance,
Plus de problème, plus de malchance !
Fini les embrouillaminis,
Couic les aras et le colibri !
Vive la lumière, au revoir la brume,
Ouste le duvet, adieu les plumes !…
***
Chapitre 44.
« Trrrrrès mauvais poète !…Acocoyotl, tu es un trrrrès mauvais poète !…
Ce n’est pas pourrrrr t’offenser mais ton poème est vrrrrraiment nul !…
soupira Arakara, je ne sais pas moi, tu aurrrrais pu écrrrrire quelque chose de plus…agrrrressif, comme : « Môssieur, si j’avais un tel bec il faudrrrrait sur le champ que je le cadenasse ! » ou de plus…descrrrriptif : « Môssieur votrrrre bec, c’est une grappe, que dis-je une grappe, c’est une péniche nulle…ou de plus naïf : «Ce porte-plumes, quand est-ce que je l’enfume ? » ou encore…
« Ca suffit ! Assez ! Stop ! hurla Acocoyotl Polichtitli, ou je vais regretter de vous avoir enlevé vos bâillons !…Si vous n’avez rien de plus à m’apporter que vos sarcasmes stériles, je vous en supplie, ou plutôt je vous préviens, gardez vos criailleries pour vous et laissez-moi réfléchir… »
Il se pencha sur la carte du Yucatan qu’il avait sorti de son sac et se perdit dans les méandres du document. Il se parlait à lui-même :
«…Une hypothèse : si j’étais le Quetzalcoatl, je dis bien, si j’étais…Par où irais-je ?….Est-ce que je chercherais à me cacher ? Et où me cacherais-je ? Est-ce que je chercherais à manger ? Qu’est-ce que ça mange, d’ailleurs, un Quetzalcoatl ? » Il se tourna vers les oiseaux. « Des perroquets ! Je crois que ça raffole des perroquets, en salmigondis, en salade, en tacos, en tortilla ! Mhhhhh une tortilla de perroquet aux haricots rouges, ça doit être délicieux, non ?…. »
« Moi je crrrrois plutôt que le Quetzalcoatl, ça adorrrrre le rrrragoût de scrrrrribe…tenta vainement Arakara.
Mauvaise idée. Il n’en fallut pas plus pour que les trois oiseaux recommencent à croasser. Mais pas longtemps. Trois tours de lianes bien serrés venaient à nouveau de les réduire au silence.
« Je vous avais prévenus ! » soupira Acocoyotl, et il replongea dans sa carte.
Cette carte, dont le vol sacrilège constituait un acte de trahison supplémentaire, était assez particulière. Elle lui avait été confiée par le général en chef des armées de l’Empereur afin qu’il reporte sur le codex certaines indications confidentielles. Elle n’était pas qu’une simple description géographique, plutôt précise du reste, du vaste empire Aztèque, elle débordait aussi vers l’Est, vers les territoires des Mayas, les ennemis de toujours et donc vers l’Océan Atlantique.
Elle indiquait surtout, et assez précisément, les lieux où avaient débarqué, arrivant sur d’immenses canoës, ces mystérieux étrangers à la peau blanche et aux cheveux roux pour certains, armés jusqu’aux dents, habillés de fer, montés sur de gigantesques animaux rapides comme des guépards, et dont on ne savait pas si les intentions étaient pacifiques, ou pas, s’ils avaient été envoyés par les dieux…ou par les démons.
Ces lieux étaient signalés par de petits drapeaux rouges. Ils n’étaient pas seulement cantonnés au littoral car, au dire des informateurs, ces étrangers avaient quitté la côte, ils avançaient vers l’ouest, à travers la jungle, en direction de Tenochtitlan.
Et, si les mesures reportées sur la carte par Acocoyotl depuis sa fuite étaient bonnes, lui et ses trois compagnons emplumés, se trouvaient juste au centre de ces petits drapeaux…
***
Chapitre 45.
« Mmmmmm…gémit Arakara en se tortillant
« Tais-toi tu me fatigues, grommela Acocoyotl toujours penché sur sa carte.
« Mmmm…Mmmm…gémit Urukuru, les yeux exorbités.
« Toi aussi tu me fatigues, continua l’aztèque.
« Mmmmm ! Mmmmm ! Mmmmm…gémit le colibri, qui dardait désespérément son petit bec fin au-dessus de la tête d’Acocoyotl.
« Vous me fatiguez tous les trois…Vous ne voyez pas que…
« MMMMMMMMMMmmmm…fit une grosse et quatrième voix métallique derrière Acocoyotl, MMMMmmmmm….Ahhhh Caramba !…Santa-Maria soyez bénie ! Ca va mieux sans la visière !… »
Acocoyotl lâcha sa carte de stupeur. Il se leva, se retourna et se retrouva nez à nez avec un étrange personnage qui le toisait avec dédain.
Le dépassant de deux bonnes têtes, l’individu était entièrement harnaché de feuilles de métal plus ou moins cabossées qui le recouvraient des pieds jusqu’aux épaules. Des lambeaux de cottes de maille pendouillaient lamentablement entre les jointures des bras et des jambes. Sur la tête une espèce de pot de fer troué lui tenait lieu de casque. La visière en était à moitié arrachée et laissait entrevoir un visage émacié agrémenté d’une moustache et d’une barbiche aussi pelées l’une que l’autre. Sous d’épais sourcils broussailleux, deux yeux narquois observaient avec un mépris amusé le pauvre Acocoyotl. L’homme se pencha vers lui, lui tendit le long bout de ferraille rafistolé qu’il portait à ses côtés et dit :
« Tenez mon brave, prenez ma noble lance et faites la briller je vous prie. Il ne sera pas dit que je me présente aux gentes dames de la cour de L’empereur avec des armes usées. Nous, les fiers chevaliers de la suite du très honorable seigneur et grand capitaine Hernan Cortez de Monroy, avons une certaine idée de l’honneur, choses que vous, les indigènes, ne pouvez comprendre… »
Devant l’air ahuri d’Acocoyotl, il continua l’air contrarié :
« Madre de Dios, si vous n’y arrivez pas il va falloir vous montrer les bonnes manières ! Heureusement mon fidèle domestique va vous montrer comment procéder ! Le bougre est un peu rustre mais efficace et bon garçon… »
Un petit bonhomme rondouillard et rougeaud fit son apparition, les bras couverts de ballots et d’ustensiles de cuisine.
« Me voilà, me voilà, mon bon et généreux et grand et majestueux maître, j’arrive j’arrive…
« C’est un Andalou voyez-vous, poursuivit le grand escogriffe devant un Acocoyotl sidéré, et chez les Andalous le sang bouillonne, c’est pourquoi au lieu de l’appeler vulgairement Pedro…ou Ernesto… je l’ai nommé « Sang-Chaud »…Allez mon bon Sang-Chaud, viens un peu par ici !… »
« Mais qui êtes-vous enfin ? réussit à articuler Acocoyotl, reprenant peu à peu contenance.
« Comment qui je suis, gronda le curieux personnage, qui je suis ?…Mais tout le monde me connaît voyons, de Tolède jusqu’à Valladolid, de Vera Cruz jusqu’à Coatépoc, de l’Andalousie jusqu’à Tenochtitlan, tout le monde chante les louanges et les faits d’armes du très magnifique gentilhomme et plaisant et ingénieux hidalgo…
C’est-à-dire moi : Don Quijote de la Mancha !… »
« Y muy loco !…. » fût à cet instant, ce que Sang-Chaud pensa…
***
Chapitre 46.
Trois petites fourmis filaient sous la lune,
Au rassemblement, seront en retard.
Trois petites fourmis, mais quelle infortune,
A la conférence, ce sera trop tard !
Dans la brousse s’étiraient leurs ombres.
Trois seulement était leur nombre…
Moussa Moussa se faufilait silencieusement entre les buissons et les herbes folles, courbé en deux, son macaque dans la tignasse, il suivait à bonne distance les trois insectes qui fonçaient à toute allure vers la morte forêt des baobabs desséchés.
« J’ai un mauvais pressentiment, ô Moussa Moussa mon cher nid chevelu…Les baobabs desséchés, c’est un endroit maudit où les humains n’ont pas le droit de mettre les pieds, tous les macaques savent ça…
« Quand est-ce que tu as déjà eu un bon pressentiment, petit macaque mon hôte bavard et lâche ? soupira Moussa Moussa, de plus, aux dernières nouvelles tu n’es pas vraiment humain et moi je le suis seulement quand j’en ai envie…Et qui te dit que nous allons y mettre les pieds ? Mais chut ! Nous arrivons…»
La réputation de la morte forêt des baobabs desséchés n’était pas surfaite. Elle avait été, en des temps lointains, un des plus beaux massifs de baobabs du pays. La vie y était riche et animée, on y venait de loin pour palabrer sous des frondaisons habitées par des hordes d’oiseaux de toutes espèces.
Mais une nuit, alors que le ciel d’été était constellé d’étoiles, un monstrueux orage éclata subitement et une nuée d’éclairs embrasa les arbres millénaires.
Tout fut calciné en une fraction de seconde. Il ne resta plus, au milieu d’une montagne de cendres, qu’un étrange cercle d’arbres à demi consumé dont les quelques branches pétrifiées pointaient vers le ciel leurs maigres et suppliants moignons. L’endroit fut frappé d’interdit et nul n’y alla plus désormais. On le disait hanté par les esprits. Seul le fou du village disait avoir vu, certaines nuits de pleine lune, d’étranges processions de colonies d’insectes s’y diriger. Personne ne l’avait cru. On aurait dû…
Trois petites fourmis filaient sous la lune,
Trois petites fourmis couraient dans le sable,
Trois petites fourmis, mais quelle infortune,
Au milieu des arbres, elles furent innombrables…
***
Chapitre 47.
Les trois petites fourmis venaient de s’infiltrer à l’intérieur du cercle des arbres calcinés.
A l’approche des baobabs le sable bruissait et ondulait en vagues furtives mais incessantes. Une prodigieuse activité était à l’œuvre et Moussa Moussa n’arrivait pas encore à en discerner l’origine. Il se colla derrière un arbre décharné un peu à l’écart.
« Nous allons grimper là-haut, souffla-t-il au macaque, plus près du ciel c’est toujours mieux…
« Tu as raison vieux fou ! maugréa le singe, plus près du ciel c’est merveilleux, comme ça on tombera de plus haut, mais quelle bonne idée !…
Ils montèrent vivement, s’installèrent à califourchon sur un reste de branches et purent ainsi, avec effroi, contempler l’intérieur du cercle.
« La curiosité n’est pas un vilain défaut, se lamenta le macaque, c’est juste une terrible erreur !…. »
En bas, les trois fourmis n’étaient plus seules. Elles avaient rejoint leur très très grande famille.
Mais il y avait d’autres familles. Et le silence fit place au vacarme, le calme nocturne à une cohue indescriptible.
Au pied de chaque baobab, des milliers, des millions d’insectes étaient agglutinés. Les fourmis se trouvaient sur la gauche, les légionnaires d’abord, les tisserandes ensuite, puis les terribles fourmis rouges mangeuses d’hommes, les magnans, les marabuntas enfin.
Plus loin une pyramide de criquets pèlerins escaladait déjà un arbre mort pendant que des termites commençaient à coloniser une autre souche.
Des cigales dorées, empilées sur deux mètres, tentaient de se frayer un passage au milieu d’une immense colonne de scarabées à grandes pinces. Les chenilles avaient enfin trouvé leur place, certaines étaient déjà en train de muer. Les sauterelles vertes, forcément, sautaient partout. Les mouches bourdonnaient sur de vieux restes de bouses. Les abeilles entamaient la construction d’un nid sauvage. Quant aux scorpions, pour ne pas changer, dards dressés au-dessus de leur tête, ils se battaient entre eux.
Le bruit des mandibules et des ailes qui vibrionnaient était devenu infernal…
Au pied du plus grand baobab, une troupe de tarentules attendait.
Noires, hirsutes, terrifiantes, elles patientaient, comme une armée au garde-à-vous. Soudain elles s’écartèrent, livrant passage à une gigantesque araignée qui s’avança lourdement sur ses huit pattes velues. Ses yeux furieux firent le tour du cercle, fixant chaque clan d’insectes l’un après l’autre.
Le silence se fit d’un coup. Si on avait entendu une mouche voler, elle aurait instantanément été gobée par la tarentule…
Elle s’arrêta au centre du cercle et fit claquer ses mâchoires.
« Mes très chères sœurs, mes très chers frères, grogna l’effroyable bestiole, avant de commencer la séance, il faut que je vous avoue quelque chose… »
Elle leva les yeux.
« Je crois bien que nous avons des visiteurs… »
Des millions de paires d’yeux se posèrent sur Moussa Moussa.
« Je ne me sens pas très bien… » dit le petit macaque.
***
Chapitre 48.
…Ma maman m’avait prévenu : ne fais jamais ton nid sur la tête d’un féticheur, ça ne t’apportera que des ennuis…on devrait toujours écouter sa maman…Elle m’avait dit aussi : ne laisse jamais rentrer des scorpions dans tes narines, ni des fourmis dans tes oreilles…ni des abeilles, ni des chenilles, ni des criquets, ni des termites, ni des tarentules…
Le petit macaque aurait préféré être ailleurs. Son maître aussi…
Après qu’une nuée d’insectes se soit précipitée sur l’arbre sur lequel ils étaient juchés et l’ait violemment secoué, ils étaient tombés au milieu de la mêlée comme les fruits trop mûrs d’un manguier.
Hébétés, ils avaient été entièrement recouverts par une mer de carapaces agressives, seuls leurs yeux restaient libres de voir l’horreur grouillante qui les enveloppait comme dans un linceul.
« Bien, Bien, Bien…Qu’avons-nous là ? » Gloussa la grande tarentule en grimpant lentement le long du torse de Moussa Moussa. D’un coup de patte elle dégagea un gros cancrelat qui essayait de rentrer dans une des narines du féticheur.
« Je ne connaissais pas cette espèce de grand papillon ! Quelqu’un aurait une idée ? demanda-t-elle ironiquement à la cantonade.
« Inconnu au bataillon Chef ! s’écria une mygale hystérique, m’est avis qu’il faudrait lui arracher la peau pour voir à quoi ressemble sa chrysalide.
« J’peux le piquer Chef, J’peux le piquer ? hurla un scorpion noir.
« On peut le croquer Chef, on peut le croquer ? braillèrent en cœur criquets, sauterelles et fourmis.
« Tssss tssss mes chers amis, on n’arrache pas, on ne pique pas, on ne croque personne, fit la tarentule, en tout cas pas avant que je n’y aie goûté moi-même…
D’un autre coup de patte désinvolte elle fit valser quelques larves de bousier qui s’étaient égarées sur l’œil droit de Moussa Moussa.
« Tiens, tiens…je connais cet œil…ne serait-ce pas celui de l’estimable Moussa Moussa, le fameux magicien qui invoque les esprits contre les invasions de sauterelles ? Celui qui prépare des remèdes mortels contre les guêpes, des fumigations contre les moustiques, des poisons contre les tiques, des appâts pour exterminer les scorpions ?… »
La multitude fourmillante enflait de colère et paraissait prête à exploser.
« Et celui-là ?… » L’araignée épousseta négligemment un essaim d’abeilles qui bourdonnaient sur la tête du petit singe.
«…Ne serait-ce pas l’estimable et délicieux macaque de ce maudit et certainement très goûteux sorcier ?…
Mes amis mes amis, susurra mielleusement la tarentule en ouvrant lentement de gigantesques mandibules d’où s’écoulait une bave immonde, je crois qu’un merveilleux festin nous attend… »
***
Chapitre 49.
« Et si on passait par Vérone ?…Ca te dirait Roméo ?… »
Giuletta venait de se désaltérer à une antique fontaine en pierre, à l’ombre d’une chapelle abandonnée au creux de vertes collines qui ondulaient à l’infini. La brise du soir faisait courber de grands ifs, l’air était chargé de lourdes senteurs de lavande. La jeune artiste en aurait presque fait une aquarelle.
Roméo fit la moue.
« Ah bon ? Tu ne veux pas ? » Elle s’essuya le visage.
Le rat mit la patte sur son cœur, fit semblant d’avoir une attaque et de tomber raide mort sur le sol. Giuletta éclata de rire.
« Comme ça c’est clair en effet ! Moi qui croyais te faire plaisir ! Tu dois sûrement avoir tes raisons. On dit pourtant que c’est la ville des amoureux…Mais bon c’est d’accord, nous n’irons pas à Vérone…Et Padoue alors ? Tu ne vois pas d’inconvénient à ce qu’on aille à Padoue ? »
Le rat hocha la tête.
« Tu me rassures…Alors en route amore mio… »
Ils avaient repris leur route depuis peu quand ils arrivèrent à un croisement.
Giuletta était perdue dans ses pensées, elle ne savait pas vraiment par quel bout commencer cette quête du Sphinx. Pas le moindre indice pour l’instant…Tout ce qu’elle savait c’est qu’elle devait se fier à son instinct, mais était-ce suffisant ? Etait-elle partie dans la bonne direction ? Une femme seule et un rat taciturne, vadrouillant sur ces routes mal famées, était-ce bien raisonnable ? Toutes ces interrogations, qui s’entrechoquaient dans sa tête, l’avait empêché de remarquer qu’un personnage encapuchonné et lugubre attendait, assis sur une pierre, au croisement.
« A droite ou à gauche ? grinça une voix de crécelle sous le capuchon.
Giuletta sursauta. Elle sourit. Enfin une question énigmatique…Serait-ce ?…Elle se reprit et répondit avec aplomb.
« Comment le saurais-je ? Et vous monsieur le vagabond, vous le savez peut-être ?
« C’est moi qui pose les questions ! rétorqua la terrible voix, d’ailleurs si tu veux passer, voyageuse ignorante, il te faudra répondre à une autre énigme. Si tu me donnes la bonne réponse je te dirai quelle est la bonne direction sinon, je te ferai passer l’envie de sourire bêtement… »
Un bec acéré dépassa de la capuche et gronda :
« Voilà la question :
« Quel est l’être, pourvu d’une seule jambe, qui le matin chante à quatre voix, le midi chante à deux voix, et le soir chante à trois voix ?…
« Tu es vraiment stupide Sphinx ! Tous les enfants savent ça à Florence ! s’exclama en riant Giuletta. C’est le héron ventriloque évidemment !
« Rââââhhhh ! » fulmina le personnage ailé à tête d’aigle et à pattes de lion qui retira sa capuche brusquement et la déchira avec son bec.
« Encore raté ! Zut zut et triple zut ! Je n’y arriverai jamais…»
De rage il tourbillonna sur place en essayant de mordre sa propre queue.
« Et puis je ne suis pas le Sphinx une fois pour toutes ! Tout le monde me prend pour lui ! Si on ne peut plus poser des questions sans être pris pour ce m’as-tu-vu, où va-t-on ? Enfin, tant pis pour moi…C’est la vie des chimères, hein, c’est comme ça…Bon, pour toi ce sera la route de droite…
« Merci l’ami ! dit Giuletta amusée, en reprenant son chemin, mais au fait, qui es-tu alors ?
« Oh moi…moi je ne suis qu’un imbécile de griffon ! » dit le griffon.
Et le griffon disparut, comme par magie…
***