Chapitre 31.
« Che cavolo é ?!… »
Giuletta Malatesta n’en revenait pas.
Elle n’en revenait pas et elle était surtout furieuse. Ce qui voulait dire pour les pauvres apprentis qui se trouvaient sur son chemin : tous aux abris !
Les brusques colères de la jeune artiste étaient connues dans tout Florence et Maître Leonardo lui-même n’était jamais à l’abri des sautes d’humeur de sa première et talentueuse assistante.
Giuletta Malatesta avait le sang bouillonnant des filles nées à l’ombre du Vésuve et un talent hors du commun. Développant très tôt un don pour la peinture elle avait été remarquée par Salaï, un des élèves de Maître Leonardo qui, chose rarissime à l’époque, avait bien voulu prendre une femme sous son aile et l’avait formée. Elle était devenue, au fil des années, une des pièces maîtresse de l’atelier et il n’était plus une seule toile, plus une seule fresque où elle n’avait apposé, avec l’approbation du Maître, sa griffe personnelle.
L’atelier bruissait de monde ce matin car le portrait de la Signora Lisa Ghirardini avait enfin été terminé hier soir et devait être présenté ce matin au commanditaire de l’œuvre, son époux, un riche marchand du nom de Francisco Del Giocondo. Le Maître bien sûr en avait exécuté la majeure partie mais les fonds et quelques éléments d’arrière-plan avaient été laissés au doigté lumineux de Giuletta. Le visage de Donna Lisa avait donné du fil à retordre au Maître car il avait fallu conférer un côté mystérieux à un ovale qui n’en avait aucun. Quant à la moue boudeuse dont la Signorina ne se départait jamais le Maître l’avait transformé en un étrange sourire dont il n’était pas très sûr qu’il passe à la postérité.
Et puis il y avait cette fameuse figure mythologique à laquelle Signor Del Giocondo tenait particulièrement. Il avait expressément demandé à ce qu’elle soit représentée au milieu de la petite route qui serpentait, sous une colline dorée, juste à la gauche de l’épaule de Donna Lisa. Ce monstre ailé barrant la route à Œdipe devait être, pour lui, une évocation symbolique de l’amour particulier qu’il portait à son épouse. Guiletta s’en était chargé avec toute l’habileté et la finesse dont elle avait fait sa marque de fabrique.
« Che cavolo é ? hurla-t-elle, se tirant les cheveux et courant d’un bout à l’autre de l’atelier. Qui a osé faire ça ? Qui a effacé mon travail ?… »
Sur le chevalet, Donna Mona Lisa del Giocondo souriait toujours de son bizarre petit rictus, mais sur la route serpentine, derrière elle, il n’y avait plus aucun monstre ailé…
Le Sphinx s’était fait la malle….
***
Chapitre 32.
« Allons, ce n’est pas si grave que ça…Un sphinx de perdu, dix de retrouvés… tentait de plaisanter Maestro Leonardo ! Nous aurons d’autres commandes, tu en dessineras encore des Chimères et moi j’en peindrai d’autres des visages angéliques, enfin, pas comme celui-là, parce qu’ entre nous, des faces de carême comme celle de cette pauvre Signora Giocondo, je m’en serais bien passé !… » Il grimaça en jetant un coup d’œil au tableau qui venait d’être balancé dans un coin de l’atelier par l’acheteur furieux, lequel avait évidemment refusé la commande.
Encore une croûte qui finira sa vie dans un grenier, se dit Leonardo.
Il essayait tant bien que mal de réconforter Giuletta, mais la malheureuse était inconsolable.
« Je suis déshonorée Maître ! Je vous ai déshonoré ! Je ne comprends pas ce qui a bien pu se passer. » Saisissant fébrilement les pots de peinture derrière le chevalet elle les vidait par terre un par un. « Avec ces nouveaux pigments qui viennent des Flandres on ne sait jamais si…J’avais mis pourtant un dernier vernis qui aurait dû…Mais peut-être que ?… » Elle se précipita vers la toile et la retourna. « Non, il n’est pas passé au travers ! »
Leonardo éclata de rire. « Mais non il n’est pas passé au travers ! C’est le Sphinx tout de même Giuletta ! Le maître des questions, le prince des mystères ! Il est parti, un point c’est tout. A mon avis il est déjà loin, peut-être à Venise, ou à Milan chez nos amis les Sforza. Peut-être pose-t-il déjà chez Vincenzo Foppa qui lui sert en ce moment un énorme plat de nouilles aux câpres afin qu’il se tienne tranquille…
« Allons Maître, ne vous moquez pas de moi, ma honte est si grande que je ne sais pas si je pourrai retoucher un pinceau un jour…
« Bien sûr que si tu retoucheras un pinceau ! D’ailleurs c’est ce que tu vas faire tout de suite. Tiens, prends ceux-ci et ces carnets vierges et ces aquarelles…
Prends aussi ce petit cahier que j’ai rempli de croquis, il te sera très utile pour ton voyage. Il y a dedans quelques-unes de mes inventions mécaniques, elles te permettront peut-être d’aller plus vite, plus loin. Tu y trouveras aussi comment construire une arbalète géante, ça pourrait t’être utile. Tu découvriras encore certaines réponses à certaines questions, enfin si tu arrives à déchiffrer mon écriture, tout ça au cas où quelqu’un de menaçant t’en poserait, des questions, qui sait ?….
« Mais Maître, un voyage ? Pour aller où, et pourquoi ? Vous me chassez ?
« Mais non voyons, quelle question !
« Et ce voyage, il sera dangereux ?
« Dangereux…Voyons, ça dépend….J’ai beaucoup d’imagination comme tu sais, mais la chasse au Sphinx, je ne l’ai jamais pratiquée et j’avoue que je n’en sais rien…Toi en revanche, tu vas vite le savoir…
Tciao Giuletta !…. »
***
Chapitre 33.
Bon voyage, bon voyage…Il en avait de bonnes le Maître !
D’accord il avait du talent. Du génie même. Mais question pratique ce n’était pas la même chanson ! Si vous lui demandiez d’imaginer une statue équestre de trente mètres de haut il vous pondrait tout de suite dix projets. Pour se faire cuire un œuf à la coque, là c’était une autre histoire.
Giuletta ruminait de sombres pensées en rentrant dans sa chambrette sous les toits, à deux pas de l’Arno. Il n’avait qu’à y aller lui, avec sa longue barbe de magicien, chasser le Sphinx. Mais Le Maestro préférait minauder devant la Belle Ferronnière, là il était à son affaire. Ou s’attabler avec les treize ivrognes qu’il faisait poser tous les soirs derrière une longue table blanche, soi-disant pour une scène dont on reparlerait encore dans cinq cents ans…
Bien sûr elle assumait. C’était de sa responsabilité de réparer l’outrage fait au tableau et même si celui-ci était médiocre elle devait y aller.
Elle prit quelques affaires au hasard et les rangea dans une sacoche. Comment devait-on s’habiller pour la chasse au Sphinx ? Est-ce qu’il expliquait ça dans son cahier, le grand Leonardo da Vinci ? Elle feuilleta le carnet. Des croquis de machines infernales, des combinaisons extravagantes de vis sans fin et de roues crantées, des calculs et des notes en langages codés. Rien évidemment sur la chasse au Sphinx. Ni au sanglier, ni même au canard, ça aurait pu aider…
On gratta à la lucarne. Giuletta se retourna en souriant. Elle ouvrit la fenêtre.
« Eh quoi ? dit-elle en prenant un air faussement contrarié, Monsieur pensait peut-être que parce que Monsieur n’était pas rentré depuis deux jours, à courir probablement quelque autre jupon, j’allais partir sans lui ? Il pensait que j’étais une ingrate et que mon amour pour lui n’était pas assez fort ? Monsieur ne me connaît pas encore ? Monsieur est un nigaud, un mufle, un sot, mais il est hors de question que je parte sans lui ! Allez, amore mio, grimpe !…. »
Un gros rat blanc sauta sur l’épaule de Giuletta et commença à lui grignoter le lobe de l’oreille
« Tu me chatouilles, topolino ! Allez, accroche toi bien nous partons vers le nord, je ne sais pas du tout si nous rentrerons un jour mais la gloire nous attend…la gloire…ou autre chose…Tu es toujours partant ? »
Le rat hocha la tête.
« Alors en route et prépare tes abattis le Sphinx ! Arrivederci Fiorenza !
Giuletta referma la porte de la chambre et descendit l’escalier quatre à quatre.
Elle fit une bise sur la tête du rat.
« Je savais que je pouvais compter sur toi, Roméo !…. »
***
Chapitre 34.
Tchang-Lu n’avait encore jamais bu du thé avec des tigres.
Les fauves s’étaient montrés finalement très aimables, la délicatesse avec laquelle ils tenaient leur tasse dans leurs grosses pattes griffues ne laissait pas de l’étonner. Tout compte fait, se disait-il, leur compagnie valait mille fois mieux que celle de certains courtisans de la cour de l’Empereur.
« Vous reprendrez bien une dernière tasse ? Non ? Alors, que vouliez-vous me dire exactement au sujet de cet infâme galopin de pangolin ?
« Mais oui c’est vrai, où avais-je la gueule ? fit Yeswoui Khan la tigresse, figurez-vous cher ami que nous avons, nous aussi, un petit compte à régler avec ce vaurien. Il a causé un préjudice impardonnable à l’un de mes rejetons, le petit Jerry. Vous ne l’avez pas encore vu car le pauvre a tellement honte de ce qui lui est arrivé…Allez, Jerry Khan, mon garçon, sors de là, ne fais pas ton timide et montre à notre hôte ce que ce malotru t’a fait !… »
Un jeune tigre, qui visiblement attendait bien caché sur une branche de palétuvier, bondit alors et se coucha aux pieds de sa mère avec un air penaud. Il aurait pu être magnifique s’il ne lui avait manqué un élément indispensable pour un tigre du Bengale. Sa splendide fourrure était d’un jaune orangé absolument parfait mais hélas sans aucune rayure noire et, Tchang-lu en convainc, un tigre sans rayures noires ce n’était pas vraiment un tigre.
« Je ne vous le fais pas dire, grogna la tigresse, figurez-vous que ce chenapan de pangolin a joué les rayures de mon fils au jeu de mahjong ! Il a gagné évidemment, en trichant ça ne fait aucun doute, mais avant qu’on ne s’en rende compte il avait déjà filé avec les rayures ! Pour en faire quoi je vous le demande ? Les revendre au marché noir des rayures noires à un zèbre peu scrupuleux ? Ou à un gnou sans foi ni loi ?…
« Il n’y a pas de zèbres ni de gnou en Asie…marmonna Jerry Khan
« Toi tais-toi ! Tu ferais mieux de prendre exemple sur tes frères et d’arrêter de jouer avec des inconnus. Les inconnus, on les mange on ne joue pas avec !… »
Tchang-Lu considérait la scène avec perplexité. Il trouvait ces fauves incroyablement naïfs. Charmants, mais naïfs. Chacun savait qu’il ne fallait jamais entamer une quelconque partie de quoi que ce soit avec un pangolin, surtout lorsqu’il s’agissait d’un pangolin nacré. Leur perfidie et leur cupidité au jeu était légendaire, elle avait même fait l’objet d’un chapitre important d’un traité de Lao-Tseu sur les vices cachés des animaux à écailles, le fameux chapitre XIV intitulé :
« Pourquoi il ne faut jamais jouer au jeu de go avec un pangolin nacré. »
Tchang-Lu se leva lentement et imposa le silence. D’une voix ferme bien qu’empreinte de sollicitude il déclara avec un petit sourire :
« Le sage a dit :
« Si quelqu’un t’as piqué tes rayures, ne lui cours pas après mais trouve plutôt un peintre dont la spécialité est justement de peindre des rayures ! »
« Ah oui ? Le sage a dit ça ?…demanda la tigresse, dubitative.
« Absolument, il a dit ça, fit Tchang-Lu.
« Et comment s’appelait-il, ce sage ?
« Vous avez beaucoup de chance, dit Tchang-Lu, qui commençait à sortir ses pinceaux de son sac… Il s’appelait, et s’appelle toujours, Tchang-Lu…. »
***
Chapitre 35.
Il y avait une grande différence entre rendre avec délicatesse l’ourlé d’un pétale de camélia sur une feuille de papier de mûrier colée sur un panneau de bois de palissandre et tracer de longues bandes noires sur la fourrure uniformément dorée d’un tigre vivant en pleine force de l’âge.
La feuille de mûrier ne bougeait pas. Le tigre si. Le panneau de bois ne grognait pas, ne griffait pas, ne mordait pas. Le tigre si. Surtout s’il était contrarié et Jerry Khan était très contrarié.
Tchang-Lu venait d’en faire l’amère expérience.
Au bout d’une journée de travail sur les flancs de la bête ses mains bandées avaient du mal à tenir le pinceau. Chaque fois que les poils de la brosse effleuraient son pelage le jeune tigre ne pouvait s’empêcher de sursauter puis de mordiller la main de Tchang-Lu. Mordiller n’était pas mordre, mais une mordillure de tigre n’était pas très agréable tout de même.
Néanmoins, Tchang-Lu étant un peintre d’une qualité morale hors du commun, il exécuta son travail comme si sa vie en dépendait. Ce qui au fond était le cas…
Il avait fait prendre la pose à la tigresse et aux trois frères de Jerry Khan afin de ne pas se tromper dans l’agencement des lignes, la patience n’étant pas la vertu première des tigres, son temps était compté.
Pour la couleur et l’intensité des bandes noires il avait choisi de broyer des scarabées tricéphales anthracite qu’il avait mixés avec de la bouse de pécari sur laquelle il avait fait uriner les fauves. Le résultat était à la hauteur des attentes de la petite famille de félins.
« Une peinture qui pue est forcément une bonne peinture ! » avait grogné Yeswoui Khan.
Il ne restait plus qu’un petit espace à fignoler sur le haut de la cuisse et Jerry Khan allait enfin pouvoir se pavaner sans honte dans la jungle. Une dernière touche, c’était fini. Satisfait, Tchang-Lu posa son pinceau, fit le tour du tigre, hocha la tête et sortit un petit miroir de sa poche qu’il tendit au jeune tigre.
« Je crois que c’est parfait. Qu’en pensez-vous ?
« Magnifique ! fit la mère.
« Il est beaucoup mieux qu’avant ! dit un de ses frères.
« Je ne pourrais pas avoir quelques lignes de plus, là…et là aussi…et encore là ? fit Jerry Khan, timidement.
C’est alors qu’un énorme léopard jaillit des fourrés et poussa Jerry Khan d’un violent coup d’épaule. Les tigres reculèrent de stupeur. Ils le connaissaient, c’était le chef du clan des léopards des marais. Il avait l’air furieux. Réputé pour avoir très mauvais caractère il ne se liait avec personne, sinon pour le croquer. Que faisait-il là ? Mais il y avait plus bizarre encore. Quelque chose clochait.
Les tigres ne s’en étaient pas aperçus tout de suite mais maintenant c’était évident. La couleur de sa robe…
Lui aussi avait perdu toutes ses taches noires !
Le léopard se mit à tourner sur lui-même, jetant des regards enragés autour de lui.
« Si j’en vois un qui rigole…je le bouffe tout crû, rugit-il ! Sauf toi le peintre….
bon…que je vous explique…moi aussi j’ai rencontré le pangolin…on ne rigole pas j’ai dit….moi aussi j’ai joué avec lui…moi aussi j’ai perdu…le petit salopard est parti avec mes taches…
Tu saurais me les refaire le peintre ?… »
***
Chapitre 36.
Il fallut une bonne dose de diplomatie à Tchang-Lu pour rétablir le calme.
Inutile de dire que les tigres ne voyaient pas d’un bon œil un léopard s’immiscer sur leur territoire. Le léopard quant à lui évoquait la clause d’entraide entre félins en cas de problèmes vestimentaires, clause dont évidemment les tigres n’avaient jamais entendu parler. Les griffes étaient sorties, les dents prêtes à mordre. Tchang-Lu s’interposa.
« Ecoutez les matous, dit-il, il va falloir vous calmer. Lao-Tseu a dit :
« Quand le tigre éternue le léopard se mouche et quand le léopard se mouche c’est le tigre qui éternue !». Les fauves restèrent interloqués par tant de sagesse. Il continua : « De la peinture, il y en aura pour tout le monde. Vous avez été, les uns comme les autres, abusés par ce maudit pangolin, avec toutefois un peu de légèreté de votre part…» Les matous grommelèrent. « Mais comme je me sens un peu responsable de ce chaos, je dois y remédier, pour les uns comme pour les autres. » Il reprit donc son encre et ses pinceaux et s’installa.
« Monsieur le léopard, asseyez-vous je vous prie…
« A une condition, dit le tigre, je ne pisserai pas sur la peinture que vous utiliserez pour ce chaton d’opérette !
« Manquerait plus que ça, grinça le léopard, je vais pisser tout seul sur MA peinture !…
« Eh quoi, hurla Jerry Khan, elle n’est pas assez bonne pour toi, notre pisse ?!.. »
Tout allait dégénérer lorsque, sans crier gare, deux hyènes rayées, mais sans rayure, firent leur apparition.
« C’est ici qu’il est le docteur des rayures, c’est ici qu’il est ? » glapirent-elles en ricanant.
« Le docteur, je ne sais pas…mais le boucher, il n’est pas bien loin » murmura Jerry Khan en se pourléchant les babines.
« Place ! Place ! fit une toute petite voix ! Poussez-vous gros lards ! Vous ne voyez pas qu’il y a urgence ! »
C’était une minuscule coccinelle, toute rouge, mais sans aucune tache noire. Elle venait de se poser sur la main de Tchang-Lu.
«Vous n’allez pas le croire, fit elle essoufflée, je faisais tranquillement une partie de dominos, quand soudain mon adversaire….
« S’est enfui avec les taches noires des dominos et avec les vôtres aussi ! »
Répondirent en cœur les tigres, les deux hyènes et le léopard.
« Oui c’est ça ! Comment le savez-vous ? fit la coccinelle.
« Celui qui joue avec le pangolin est plus idiot que le plus idiot des ânes, mais celui qui répare les dégâts est encore plus idiot ! » dit Tchang-Lu !
« Qui a dit ça, demanda la coccinelle, Lao-Tseu ?
« Non, c’est moi ! » soupira Tchang-Lu.
Et il se remit au travail…
***
Chapitre 37.
Le turbo-morse zigzaguait dans la nuit.
Sans ordres précis il laissait son instinct déterminer la direction à suivre.
La bagarre générale au Fast-Foque du Nord avait laissé des traces. Tulurgglurkuk, qui après avoir reçu quelques mauvais coups avait réussi à mettre les deux grizzlis K.O, tanguait dangereusement sur le dos du morse et menaçait de tomber à chaque virage. Chien-qui-pète quant à lui gémissait, serré entre les jambes de son maître, et n’en menait pas large. Les coups qu’il avait pris dans l’arrière-train venaient plus de la botte de Tulurgglurkuk que de celles des autres protagonistes de l’échauffourée qui, au passage, avait entièrement détruit le restaurant.
Non seulement une bande d’ours mal léchés et furieux voulaient maintenant leur faire la peau, mais la P.M.C. ( la Police Montée des Caribous) était sûrement aussi à leur trousse. Manquait plus que ça…
La bonne nouvelle c’était qu’ils avaient pu faire le plein de nourriture et qu’ils avaient rempli le réservoir du turbo-morse de harengs gras.
Mais c’était vraiment la seule bonne nouvelle, car dans l’immensité de la forêt enneigée, sous le silence d’un ciel plus plombé que jamais et sans le secours des étoiles, ils avaient cette fois réellement perdu la trace du pingouin lent.
Même Nanuuq-le-Grassouillet ne se manifestait plus.
Tulurgglurkuk resserra les talons. L’équipage freina brusquement, les dents du morse se soulevèrent faisant crisser des gerbes de neige. Chien-qui-pète bascula dans la poudreuse et pour une fois ne se plaignit pas.
« On fait un feu, marmonna Tulurgglurkuk, je vais chercher du bois, toi tu ne bouges pas, tu ne dis rien, tu ne pètes pas, tu n’existes pas… »
Il disparut derrière un taillis et s’enfonça jusqu’à la taille. L’épaule toujours douloureuse, il ramassait les branches avec difficulté. L’oreille coupée et l’œil au beurre noir que les grizzlis lui avaient laissé en souvenir l’empêchaient d’avoir une vision et une ouïe parfaitement claires.
C’est pourquoi il ne vit, ni n’entendit rien…
Elle était là, assise en tailleur sous d’épaisses couvertures de fourrures, dégustant lentement un morceau de viande crue. Un large sourire dégoulinant de graisse illuminait son visage. Avec un certain amusement elle regarda Tulurgglurkuk arriver vers elle, tête baissée et les bras chargés de bois.
Ses yeux pétillaient de malice. Elle s’essuya la bouche d’un revers de manche.
« Ahhhhh, fit-elle joyeusement, enfin de la compagnie ! Tu viens me tenir chaud mon mignon ?… »
***
Chapitre 38.
De stupeur, Tulurgglurkuk lâcha tous ses bouts de bois.
La femme inuit éclata de rire. Couchée à ses pieds, une grande chienne mi-louve mi-husky, blanche comme la neige, se leva d’un bond et se mit à grogner. La femme la calma d’une bourrade et lui envoya dans la gueule son dernier morceau de viande. Tout en faisant signe à Tulurgglurkuk d’avancer, elle continuait à pouffer de rire.
« Approche, je ne vais pas te manger. Ma chienne non plus, quoique…Mais tu as de la chance étranger, c’est une louve délicate, elle ne mange pas de viande faisandée… »
Tulurgglurkuk n’avait encore pas dit un mot. Il se traînait, abasourdi, à quatre pattes vers cette femme étrange quand Chien-qui-pète jaillit derrière son dos, sauta sur ses épaules et l’enfonça un peu plus dans la poudreuse.
Chien-qui-pète s’arrêta net devant la femme hilare. Quelle bonne blague cette inconnue venait-elle de raconter à son maître pour se gondoler de la sorte? Et où était passé son maître d’ailleurs ? Et qui était cette magnifique créature assise à côté de l’inconnue et qui le regardait d’un air dégoûté ?
La magnifique créature aboya sèchement. Elle s’adressa à Chien-qui-pète :
« C’est toi qui pues de la sorte ? Quelle infection !
« Non pas du tout, répondit Chien-qui-pète. Il tourna la tête de droite et de gauche, ça doit être mon maître, Tulurgglurkuk, je lui ai dit cent fois de se laver plus souvent mais tu sais ce que c’est les humains, plus ils sont sales mieux ils se portent…
« Ahhhh tu me l’as dit cent fois !!!!! » s’écria Tulurgglurkuk en se relevant péniblement de dessous Chien-qui-pète. Il secoua la neige qui l’ensevelissait et l’attrapa par les oreilles. » C’est cent fois que je vais t’étrangler stupide animal !… »
La femme inuit et sa chienne blanche hululaient à s’étouffer, elles avaient bien du mal à contenir leur fou-rire.
« Eh bien…Eh bien…dit la femme en reprenant son souffle, je ne savais pas qu’un cirque avait débarqué ici. Ca fait bien longtemps qu’on ne s’était amusé comme ça ! Pour la peine étranger viens un peu t’assoir et partage notre souper. Ton chien aussi peut s’assoir, nous nourrissons même les idiots.
Et raconte-nous un peu ce qu’un homme qui préfère ramper plutôt que marcher fabrique dans cette contrée perdue.
J’adore les histoires qui ne tiennent pas debout… »
Elle tendit un morceau de foie saignant à Turlugglurkuk qui le prit avec force remerciements.
« Je me nomme Tululurgglurkuk, du clan des cachalots à fourrure et voici mon chien, Chien-qui-pète…
« Le bien nommé… », répondit dit la femme en gloussant. Elle se rapprochait insensiblement de Tulurgglurkuk. « Enchanté fils du clan des cachalots à fourrure. Mon nom à moi est Tanarak Tanarakak, qui veut dire Petite Fille de la Toundra, mais tu peux m’appeler Tanarak tout court. Je suis du clan des Petites Filles de la Toundra. A vrai dire c’est un tout petit clan. Tu as devant toi la seule membre de ce clan… Et voici ma louve : Tanarakaklaklaklaklaklaklakkkk , qui veut dire Chienne-de-Petite-Fille-de-la-Toundra, mais ça peut s’entendre aussi comme : Chienne-qui-ne-pète-jamais-et-qui-sent-toujours-bon.
« Je m’en doutais, grogna Chien-qui-pète, encore une snob !…. »
***
Chapitre 39.
« Tu veux savoir ce que je fais par ici ?… Je pourrais te retourner la question, Fille-de-la-Toundra, commença Tulurgglurkuk, qu’est-ce qu’une femme comme toi fait ici toute seule ? Tu n’as pas de famille ? Pas d’époux ?…
« Des poux ? Quelle horreur ! rétorqua Tanarak, naaaaan je n’en ai pas ! Mais toi tu dois en avoir plein des poux, et des puces aussi !…Et puis je ne suis pas toute seule, j’ai ma louve…Un proverbe de mon clan dit : « Il vaut mieux être deux que mâle accompagnée ! » Et bien c’est mon cas, je suis accompagnée de ma louve, et je m’en porte très bien !…
« Qu’est-ce qu’une poulette comme toi fait ici toute seule ? Tu n’as pas de mâle dominant avec toi ? demanda, avec son air le plus décontracté possible, Chien-qui-pète à la chienne blanche.
Le coup de patte qu’elle lui décocha le fit hurler de douleur.
« D’abord triste imbécile, je ne suis pas toute seule, j’ai mon humaine avec moi !
Deuxièmement c’est moi la femelle dominante, il va falloir que tu te mettes ça dans ta vilaine caboche !
Et enfin troisièmement, s’il te plaît…VA PETER PLUS LOIN !!!!!! »
Tulurgglurkuk n’avait pas vraiment l’habitude de discuter avec une femme.
Il n’avait pas vraiment l’habitude de discuter avec un homme non plus d’ailleurs. Ce petit échange le laissait perplexe, cette Tanarak n’était pas désagréable, un peu brute certes, mais il ne savait pas trop quelle attitude adopter avec elle. Devait-il continuer à converser de tout et de rien pendant des heures ? Ou devait-il, comme il en avait entendu parler lors de réunions de vieux chasseurs, la saisir violemment par les cheveux, la suspendre par les pieds à une branche de sapin, la laisser hurler pendant des heures puis la fouetter avec des branches de sauge en poussant des chants guerriers ?
Tanarak ricana.
« La première solution me semble plus adaptée à la situation, dit-elle.
« Ahhhh…Tu lis dans mes pensées Fille-de-la-Toundra ! dit Tulurgglurkuk confus, très bien… tu préfères donc discuter de tout ?…ou discuter de rien ?….
« Ne sois pas plus stupide que ton chien ! Je crois que ni toi, si tu es bien celui que je crois, ni moi, n’avons de temps à perdre…Nous sommes tous deux en chasse il me semble…
« Comment ça ?
« Figure-toi que j’ai un certain don de double-vue, c’est une autre particularité de mon clan…Et ma double-vue m’a doublement dit que tu étais sur les traces d’un certain pingouin, est-ce vrai ?
« Ma foi oui ! dit interloqué Tulurgglurkuk, décidément tu es une drôle de femme ! Mais toi, que cherches-tu ?
« Qui cherches-tu, tu veux dire ! En vérité c’est une curieuse histoire…
« Comme toutes les filles de mon clan je suis une chasseuse d’ours blanc. Il y a une semaine de ça je pistais avec ma louve un grand mâle sur une portion de banquise où je savais qu’il se cachait.
Soudain il est là, derrière un monticule de glace. Je le sens, je l’entends, je retiens mon souffle, j’arme mon arc, je perçois le souffle de la bête, il sort, je vais décocher ma flèche…Et là, je ne peux pas tirer…
« Mais pourquoi ?
« Parce que…Tu as déjà vu un ours polaire à la fourrure blanche entièrement rayée de noir, toi ?… Moi jamais !…»
***
Chapitre 40.
« Le vent est un merveilleux musicien…
Plus fort que n’importe qui, jamais à court de surprise, jamais là où on l’attend, il saute d’une note à l’autre comme un wallaby saute d’un buisson à un autre, mais le wallaby s’arrête pour manger, pas le vent, le vent ne mange pas, ne boit pas, ne dort pas, il fait de la musique, aujourd’hui, il joue avec les vagues.
Et moi Billiwong Billidong, je l’accompagne… »
Il n’avait pas fallu longtemps à Billiwong Billidong pour s’habituer à tenir en équilibre sur le dos de Lulu la tortue luth. Au départ, forcément, l’apprentissage s’était soldé par quelques belles chutes dans les rouleaux. Le plus dur avait été de passer la barrière de corail mais Lulu était un bon professeur et Bongbongbong, comme elle l’appelait, était un bon élève.
Accoutumés à courir sur toutes sortes de sable, ses pieds avaient pourtant eu bien du mal à contrôler cet élément imprévisible qui s’enroulait autour de ses jambes au pire moment, qui s’ingéniait à vous emporter au loin, qui vous rentrait dans la bouche, le nez, les yeux et qui vous faisait comprendre que le maître ce n’était pas vous, mais elle, l’eau !…
Et l’eau ne se tenait jamais tranquille. Parfois immobile comme un crocodile qui faisait semblant de dormir elle pouvait en une fraction de seconde devenir aussi menaçante qu’un volcan avec des vagues comme des coulées de lave plus hautes que les nuages et des tourbillons qui vous avalaient plus rapidement que les pires sables mouvants des marais du Queensland.
Cette eau-là, il avait réussi à l’apprivoiser.
Et puis il y avait le vent.
Ce vent n’avait rien à voir avec celui du désert. Il était terrible le fameux Willy-Willy, le vent de son désert, mais il le connaissait bien, il n’avait jamais eu peur de ce typhon de sable qui descendait en rafales, emportait tout sur son passage, sauf lui, et à qui il devait en partie son nom.
Mais ce nouveau vent-là, ce vent joueur et indomptable, ce vent musicien chargé de millions de gouttes d’eau cristallines comme autant de notes discordantes, ce vent dont la mélodie lui était jusqu’alors inconnue, Billywong Billidong, à force de patience et parce que ses oreilles avaient percé son secret, ce vent, Il l’avait finalement dompté…
Et un jour, le vieil Océan Pacifique, pour la première fois de sa très longue vie, entendit le son vibrant émis par un petit homme, en équilibre sur le dos d’une tortue, et le petit homme soufflait à s’en rompre les poumons dans un drôle de bout de bois, il soufflait plus fort que la tempête, il était plus vivant que le vent qui hurlait comme un orchestre déchaîné au-dessus de sa tête.
Une nuée de poissons volants plongeait à l’unisson du musicien.
Lui volait sur les flots…
Alors, le vieil Océan Pacifique, pour la première fois de sa très longue vie, se mit à rire…
***