Le Pangolin et le Pingouin lent

Chapitre 21.

Le Turbo-morse commençait à donner des signes de faiblesse.

Il faut dire que Tulurgglurkuk ne l’avait pas ménagé. Depuis trois jours et trois nuits qu’ils filaient à toute allure, monture et équipage n’avaient pris ni repos, ni repas. La steppe glacée avait succédé à la banquise, la toundra avait succédé à la steppe. Ils venaient de pénétrer dans la Grande Forêt sans qu’ils trouvent de quoi manger. Le morse zigzaguait entre les hauts mélèzes mais on sentait bien que ses forces s’épuisaient, le turbo toussotait salement, Chien-qui-pète aussi…

Soudain, alors que rien ne le laissait présager, la forêt s’éclaircit.

Ils débouchèrent à leur grand étonnement sur une clairière remplie de véhicules tous plus invraisemblables les uns que les autres. Au centre de la clairière, une immense cabane en bois toute en longueur resplendissait de mille néons scintillants, sur le toit du bâtiment une réclame annonçait fièrement : Au Royal Nunavut Burger ! Le Meilleur Fast-Phoque du Nord !

Ils étaient sauvés ….

Ils accrochèrent le turbo-morse à une barrière, entre un imposant yack à propulsion hydraulique et un petit caribou à roulettes, puis pénétrèrent dans l’improbable bar. Après des jours et des nuits passés dans le silence et la solitude, les bousculades pour arriver jusqu’au comptoir, le brouillard suffocant provenant des cuisines et le boucan infernal prirent Tulurgglurkuk à la gorge et il chancela. Une serveuse à l’identité douteuse, mi-ourse  mi-on-ne-sait-pas-quoi le rattrapa par la taille et gloussa : «  Pour consommer c’est droit devant bel étranger, en tout cas c’est pas par terre que ça se passe ! allez ouste, c’est par là !… » Chien-qui-pète quant à lui était au bord de l’extase. Ne pouvant se retenir de donner libre court à son désordre intestinal favori il lâcha un pet si retentissant et si nauséabond que la foule s’écarta instantanément.

Deux places se libérèrent au comptoir, nos deux amis s’y assirent.

Une serveuse chaussée de patins à glace se planta tout sourire devant eux et leur balança deux menus dans les mains  :

«  C’est pour manger sur place ou c’est pour emporter ? »

« Les deux ! brailla Chien-qui-pète en inondant le zinc de sa salive.

« Y f’rait mieux d’étudier la carte le clébard ! L’igloo ne fait pas crédit ! » fit la serveuse, puis elle repartit servir deux gros grizzlis qui commençaient à s’impatienter un peu plus loin.

«  Voyons cette carte, dit Tulurgglurkuk, en jetant des regards inquiets autour de lui, commandons, mangeons un morceau et allons-nous en. Cet endroit ne me dit rien qui vaille.

« Allons, relax, fit Kaalakkakakakuk ( qui veut dire maintenant Chien-qui-pète-et-qui-bave), relax…Faut savoir prendre du bon temps. Alors qu’est-ce qu’il y a de bon sur ce menu ? Wouaaahhhhhh ! Un Royal Cheese Burger de phoque braisé avec des cornichons des mers et des chips de crabes à la chantilly ! J’en ai toujours rêvé ! On prend ça, on prend ça dis ?….Ohhhh ett puis non on va plutôt prendre un Spécial Triple Tacos de Narval avec brochettes de harengs fumés à la sauce aigre-douce et ses potatoes infernales ! Trop bien ! Ahhhhhh j’hésite…. Et si je prenais plutôt un Double Carpaccio de bave de pieuvre avec un Croque-Monsieur à la graisse de baleine frite et au jus de boudin de morse avec supplément bacon et sa garniture de chips de morue en enchilada…

«  Tu ne crois pas que…

« Et puis en dessert je veux bien un sorbet de racines de mélèze hyper glacé et son iceberg de coulis de jus d’otarie au miel des trois saisons….

«  Je ne pense pas que…

«  Patron c’est ma tournée ! » se mit à hurler Kaalaaklikklikkliklikklik, ( qui veut dire Chien-qui-pète-et-qui-bave-et-qui-perd-la-boule),  qui donc comme son nom l’indiquait venait de péter un boulon. Et même plusieurs…

«  Tournée de nuggets pour tout le monde ! continuait-t-il à beugler en plein délire. Et qu’ça saute…. »

Un silence de morse se fit dans la salle. L’un des deux grizzlis assis au comptoir descendit de son tabouret et s’avança lentement en roulant la mécanique de ses épaules musclées. La foule s’écarta. Il planta ses yeux noirs dans ceux de Tulurgglurkuk, mit une de ses grosses pattes sur la tête de Tulurgglurkuk, et dit :

«  Et que ça saute ?… C’est bien ça qu’il a dit ton copain ? Et qu’ça saute ?…. »

***

Chapitre 22.

La tortue n’avait jamais vu d’être humain de toute sa vie.

Elle en avait entendu parler bien sûr, comme tout le monde sous l’eau, mais elle n’en avait jamais vu d’aussi près. Les poissons, les crustacés, les mammifères et les reptiles de mer comme elle en parlaient beaucoup entre eux, c’était même un de leur sujet de conversation favori. Les humains, pensez-donc, depuis la nuit des temps marins tout le monde savait qu’il fallait s’en méfier…

Et voilà qu’elle en avait un juste sous le nez, enfin sous le bec. Cet humain-là n’avait pas l’air bien méchant, pas très beau c’est vrai, avec ces quatre grandes brindilles marron de chaque côté du corps qui devaient être ses nageoires,  cette grosse touffe de poils emmêlés sur le crâne qui ressemblait à une vieille méduse, ces branchies évasées au milieu du visage, cette bouche pleine de dents qui bredouillait des sons incohérents et ces deux gros yeux ronds qui la fixaient.

Qu’est-ce qu’il pouvait bien faire là, la tête enfouie dans le sable ? Est-ce que les humains mangeaient du sable ? Est-ce qu’il venait pondre ses œufs sur la plage lui aussi ? Sa plage à elle qui plus est… Elle n’avait jamais entendu dire que les humains pondaient des œufs mais elle ne savait pas tout. Elle n’était qu’une bien jeune tortue luth de 110 ans après tout…

Elle s’approcha plus près, le renifla, il ne sentait vraiment pas bon. Elle sortit sa très longue langue et lui lécha le bout du nez. Beurk….Aucune odeur d’écume, de vase ou d’eau salée. Cet humain-là n’avait sûrement jamais mis une ouïe dans la Grande Eau.

Cet humain-là, Billiwong Billidong, éternua violemment. L’œil curieux et en amande de la tortue essaya de sonder l’œil rond et étonné de Billiwong Billidong qui bondit en arrière sur ses fesses.

Je ne savais pas que les humains étaient aussi froussards, se dit la tortue.

«  Je ne suis pas froussard, dit Billiwong Billidong,  je rêvais et j’écoutais les conseils de mon animal-esprit le koala, c’est tout.  Je suis Billiwong Billidong le grand chasseur. Je viens de la terre des déserts de terre rouge et je cherche un kangourou doux. Il se pourrait qu’il soit parti sur les eaux. Et toi qui es-tu, animal à grosse coquille et au nez crochu ?

«  Eh bien, gloussa la tortue, bonjour grand chasseur qui n’est pas très beau non plus et qui n’a peur de presque rien. Moi je viens des profondeurs bleutées du vieux Pacifique, l’océan est mon royaume car je suis un tortue luth et je suis ici pour donner naissance à cent cinquante petites tortues qui vont bientôt sortir de leur œuf et aller vers la mer…Si les crabes ne les mangent pas avant.

Biliwong Bilidong saisit son didgeeridoo et commença à en jouer doucement.

« Tortue luth du Vieux Pacifique, dit-il, si je réussis à amadouer les crabes en jouant de mon instrument, pourras-tu m’aider à surfer sur les vagues pour retrouver mon kangourou ?

«  Tope là, répondit la tortue luth en tendant sa nageoire, tape m’en une Bingbongbingbong ou quel que soit ton nom bizarre. Mon nom à moi c’est Toholuhuluholoholuhuluhuluhuluholuhulu, mais tu peux m’appeler Lulu !…

«  Lulu, dit Biliwong Bilidong, je crois que ceci est le début d’une longue amitié…. »

***

Chapitre 23.

« Tu m’apprendras à jouer du Luth ? demanda Biliwong Bilidong à sa nouvelle amie.

« Bien sûr, répondit sa nouvelle amie, et toi tu m’apprendras à jouer du bâton creux ?

« Didjeeridoo, rectifia le nouvel ami tout en allumant un gigantesque feu de branches sur la grève. On pourrait jouer ensemble. Le Duo Lulu et Bili, je suis sûr qu’on ferait un tabac dans le bush ….

« Je croyais que tu voulais d’abord retrouver ton kangoudou ?…

« Kangourou doux, rectifia le nouvel ami toujours en alimentant le feu, bien sûr bien sûr, mais on peut penser à l’avenir…

« En parlant d’avenir, dit la nouvelle amie en regardant le sable onduler autour d’eux, il va falloir être rapide et efficace… »

En effet la plage semblait bouillonner. D’un seul coup les petites tortues, qui venaient de casser leur coquille, sortaient leur tête hors du sable. Dans le même temps des centaines de crabes rouges jaillissaient de l’eau et se précipitaient sur les nouveaux nés. Biliwong Bilidong  empoigna fermement son didjeeridoo et commença à souffler. Les crabes s’arrêtèrent net, puis, comme hypnotisés suivirent à la queue-leu-leu et en se dandinant le musicien qui s’avança vers le brasier. Il y pénétra et traversa le feu sans que cela ne lui fasse aucun mal. La plante de ses pieds était aussi dure que le plus dur rocher du désert. Et, alors que les petites tortues se dirigeaient vers la mer, les crabes grillèrent tous, l’un après l’autre et sans même s’en rendre compte….

«  Et en plus, le dîner est cuit !…. » s’exclama Biliwong Bilidong ravi.

« Bravo, dit Lulu la tortue luth ! tu as rempli ton contrat Bongbongbong !

Et merci, cent cinquante fois merci pour ma progéniture ! Mais je ne vais pas t’enseigner le luth en fait…J’ai beaucoup mieux que ça à t’apprendre…

Elle se dirigea vers l’eau.

«  Monte sur mon dos et tiens-toi bien droit…

Elle plongea dans les rouleaux.

«  Maintenant Je vais t’apprendre à surfer !…. »

***

Chapitre 24.

Avant d’assister aux premiers cours de maintien sur dos de tortue luth donnés à Biliwong Bilidong peut-être serait-il utile de faire le point sur les connaissances de l’époque relatives au Kangourou doux.

Petit rappel scientifique établi en 1540 par Herr Professor Plitzenplotz de l’Académie Royale de Plitzenplotz ( à Plitzenplotz )

L’existence du Kangourou doux a pour la première fois été attestée dans le compte-rendu du voyage dans les mers australes lu par l’éminent navigateur Spaghettino Spaghettini devant l’Archiduc Gaston-Herman IV en 1528 ( à Plitzenplotz ).

Spaghettino Spaghettini affirme avoir aperçu une première fois le Kangourou doux sur l’île de Santa-Cruz-della-Constipacion. Accroupi derrière un palmier et en proie à de sévères tourments gastriques Spaghettino Spaghettini affirme que l’animal lui serait apparu et lui aurait dit ( en latin approximatif ) : « Voilà ce que c’est quand on mange trop de féculents ! »

Lors de cet épisode il aurait noté la longueur démesurée des cuisses de l’animal ainsi que sa grande vélocité.

Le dit animal serait apparu une seconde fois à Spaghettino Spaghettini alors qu’avec le botaniste du bord, un certain Jojo-la-Racaille, ils étudiaient le degré d’alcool trouvé dans certains fruits fermentés toujours sur  l’île de Santa-Maria-della-Constipacion. L’animal était à cet instant accompagné de plusieurs autres de ses congénères. Ils auraient bondi sur la table de travail et auraient entonné le chant du régiment des hallebardiers du Grand Duché.

Les Kangourous doux auraient ensuite été capturés, tués, cuisinés promptement et servis avec de l’ail et des épices locales. Les convives auraient beaucoup apprécié. ( Mis à part quelques officiers britanniques présents à ce moment et qui apparemment n’auraient pas raffolé de ce genre de mets ).

Après vérifications il semble probable qu’il y ait eu confusion au sujet des cuisses. Après vérifications il semble probable que Spaghettino Spaghettini ait fait une grave confusion quant au Kangourou doux.

Ce qu’il a vu n’aurait été qu’une espèce de grenouille à longue cuisse.

Spaghettino Spaghettini a depuis été renvoyé.

L’ail et les épices n’auraient fait l’objet d’aucun débat.

Pas de Kangourou doux attesté, donc, en 1528 ( à Plitzenplotz ).

Et c’est tout ce qu’on sait.

***

 Chapitre 25.

 Acocoyotl Polichtitli n’en revenait pas.

La pièce où il se trouvait était certainement un des endroits les plus secrets de Tenochtitlan. Nul, à part lui et l’Empereur, ne connaissait le moyen d’y pénétrer. Et donc d’en sortir.

Pour y accéder il fallait parcourir un labyrinthe de couloirs gardé à chaque angle droit par un garde armé jusqu’aux dents. Elle ne comportait pour seule ouverture qu’une lourde porte en bronze bardée d’un système de serrures compliquées dont il était le seul à posséder la clef. Chacun des quatre murs était fait d’une seule énorme pierre taillée dont les joints étaient scellés avec un mortier spécial à base de lave broyée provenant du volcan Popocatepelt.

Cette pièce impénétrable faisait partie d’un ensemble de bâtiments situés à l’intérieur du Palais et constituait le cœur de la mémoire, autant profane que sacrée, de l’Empire. On la surnommait : La Chambre des Codex !

Sous la surveillance acérée de Polichtitli, seuls les scribes les plus zélés et les meilleurs artistes du pays avaient le droit et l’honneur d’y pénétrer. Ils avaient pour tâche de retranscrire et de peindre sur d’immenses rouleaux en feuille d’amate ou de ficus, tel un journal au jour le jour, les faits et les gestes les plus significatifs de leur seigneur et maître : Moctézuma II, Empereur de tous les Aztèques.

La dernière touche avait été posée ou plutôt enluminée hier soir par Polichtitli et aujourd’hui Moctézuma lui-même devait venir contempler le chef-d’œuvre.

L’ultime dessin devait représenter un des évènements les plus importants du règne de l’Empereur :  l’apparition en rêve du Dieu Serpent-à-Plume le jour de son couronnement.

La finition des écailles avait été tout spécialement soignée, le soyeux des plumes également et Polichtitli avait été particulièrement fier du résultat. On pouvait presque croire que le Serpent était réel. C’était assurément une de ses plus belles réalisations, le point d’orgue de toute une carrière. De toute une vie. Mais fier, ce matin, Polichtitli ne l’était plus.

Car au centre de la page XXVIII du codex, en lieu et place du Serpent-à-Plume, il n’y avait plus qu’un grand vide.

Il fallait admettre l’évidence :

Le Quetzalcoatl s’était fait la malle….

***

Chapitre 26.

Acocoyotl Polichtitli était pétrifié.

Ce jour était à marquer d’une pierre noire. La pierre du désastre. La pierre de la honte. Face à l’inconcevable réalité, lui, le maître des scribes, chancela.

Il n’avait jamais été confronté à un tel mystère. Etait-ce de sa faute ?

Maxitchocoatl, le Grand Prêtre, l’avait pourtant maintes fois mis en garde :

on ne plaisante pas avec le Quetzalcoatl ! Celui qui a la charge de le représenter en peinture, en sculpture ou en musique doit bien s’assurer qu’il ne trahit pas l’esprit divin du Dieu-Serpent, sinon il encourt de graves représailles.

Une malédiction peut s’abattre sur lui et sa descendance pour des générations et des générations. Avait-il commis une erreur ? S’était-il trompé dans l’agencement des écailles, des plumes ? Avait-il omis de vernir un ongle ? De souligner un poil de sourcil ?

Le Dieu-Serpent était très susceptible. La rancune et la cruauté étaient ses qualités premières, tout le monde le savait. Il ne pardonnait aucune faute. Jamais. Et maintenant il était parti…

Acocoyotl Polichtili enleva sa coiffe cérémonielle et la posa devant lui.

Cernée de plumettes de colibri et de motmot à sourcils bleus, elle était le symbole de sa charge, il la mettait chaque jour depuis qu’il était devenu le chef de la Chambre des Codex. Il la contempla tristement. Jamais plus il ne la porterait.

Il lui fallait partir au plus vite. La suite de l’Empereur devait déjà certainement s’être mise en route.  Il retira vivement tous les attributs qui pouvaient le trahir : colliers en or, bracelets de nacre et boucles d’oreilles en jade. Puis il fourra dans un sac un codex encore vierge, des pinceaux, des tiges de roseau et de l’encre. Il allait franchir la porte en bronze lorsqu’il s’arrêta et revint sur ses pas. Il allait oublier le principal…

« Ah ouiiiiii, c’est bien çaaaaaa…Ahahah….tu allais partiiirrrrr sans nous…Ohoho !… » ricana une voix de crécelle dans le fond de la pièce.

« Tu crrrrois ? fit une autre voix geignarde, il n’aurrrrait pas fait ça tout de mêêêêême ?… »

Acocoyotl Polichtitli retira vivement une couverture qui recouvrait une vaste cage à oiseau. Il en ouvrit la porte.

«  Mais non mes chers vieux compagnons, dit-il, comment pourrais-je me passer de vous ! Je vous emmène, vous me serez sûrement utiles ! »

Un ara rouge et un ara bleu, tous deux fort déplumés, jaillirent de la cage. Le premier se posa en gloussant sur son épaule droite, l’autre se posa en pleurnichant sur son épaule gauche

«  Tu as rrrraison dit l’ara rouge, on n’abandonne pas un arrrrrrra qui rit ! »

***

Chapitre 27.

« On n’abandonne pas pas non plus plus un arrrrrara qui pleupleurrrrre ! » bégayait l’ara bleu en s’agrippant tant bien que mal à Acocoyotl Polichtili.

La tête recouverte par une vieille capuche, celui-ci filait maintenant à toute allure le long des ruelles de la ville basse. Quiconque l’aurait croisé l’aurait pris, dans la pénombre du jour naissant, pour un épouvantail envoûté, asticoté par deux vilains corbeaux. Epouvantail qui n’avait à cet instant qu’une idée en tête, atteindre la jungle, toute proche des faubourgs de la ville, et se mettre à bonne distance de la colère de l’Empereur. Il osait à peine penser aux terribles tortures qu’il subirait si jamais les soldats-guépards lui mettaient la main dessus.

«  Ahaha….fit l’ara rouge…Moi je sais ce qu’ils te ferrrrraient….

D’aborrrrrd….Ohoho…Des chatouillis sous les pieds….Ahaha…

« Quelle horrrrrreurrrrr, fit l’ara bleu, moi je vois plutôtôt des pichenenettes surrrrrr le neznez, Hihihiiiiiiiiii…

«  Taisez-vous tous les deux, murmura Acocoyotl Polichtili tout en courant, vous n’y connaissez rien aux supplices infligés aux renégats de mon espèce ! »

« Ah parrrrce que Môssieur s’y connaît lui ? Ahahaha…J’oubliais que Môssieur savait tout ! Ohohoho…Et ben si Môôôsieur sait tout il faudrrrrra qu’il nous explique comment il s’est échappé du codex, le grrrrros lézarrrd à frrrou-frrrrrou !….

«  Boucle-la maudit perroquet de malheur ! gronda Acocoyotl Polichtili en clouant le bec à l’ara rouge, on ne se moque pas du Quetzaloatl comme ça ! Si ça se trouve il nous écoute….

«  Bah s’il nous écoute, Hihiiiiiiii, c’est qu’il n’est pas, pas, pas loin, gémit, en larmes, l’ara bleu. Et s’il n’est pas, pas, pas loin…C’est qu’il…c’est qu’il….

«  Bon ça suffit comme ça, taisez-vous tous les deux…On va souffler un peu…Et se calmer, surtout se calmer…Il faut qu’on se pose un moment, qu’on réfléchisse et qu’on décide dans quelle direction aller…D’ailleurs c’est pour ça que je vous ai emmenés avec moi… » Devant l’air éberlué des deux volatiles  Acocoyotl Polichtitli continua : « Oui, toi Arakara,mon ara qui rit, et toi Urukuru, mon ara qui pleure, vous deux qui lisez dans les pensées des hommes et qui sentez la présence d’autres bêtes à plumes, vous allez me guider…

«  Ahaha c’est la meilleurrrrrrrre de l’année celle-là ! Nous, te guider ?

« Hihiiiiiiii  je dirrrrais même mieux ! De l’année celle-là là c’est la meilleurrrre !

Te guider, nous nous ?  On n’est même pas pas fichuchus de se rrrrrrerrrrre connaîtrrrrre l’un l’autrrrrrre !….

«  Moi je peux , moi je peux , moi je peux ! fit soudain une petite voix virevoltante au-dessus d’eux.

 « C’est qui, qui peut ? demanda, stupéfait, Acocoyotl Polichtitli.

« C’est moi, c’est moi, c’est moi ! roucoula un minuscule oiseau qui vibrionnait devant son nez.

« Oh non pas lui, firent, les deux aras en se bouchant les yeux avec leurs ailes,  pas lui, pas lui, pas lui…

« Si, si, si….Lui, lui, lui ! » gazouilla Kirikiki, le colibri riquiqui !

***

Chapitre 28.

Moussa Moussa n’était pas si étonné que ça…

D’ailleurs, si à cet instant, quelqu’un lui avait demandé son avis il aurait certainement répondu : « Ce n’est pas trop tôt ! Ils en ont mis du temps… »

Mais personne au grand jamais n’aurait osé lui demander son avis.

Ni à cet instant, ni à n’importe quel autre instant.

Moussa Moussa n’était pas quelqu’un qu’on dérangeait pour un oui ou pour un non. Bien que, si on le lui demandait, il répondait que vous ne le dérangiez jamais. Mais ce : «  Vous ne me dérangez jamais ! » était susurré sur un tel ton que le demandeur, un inconscient sûrement, aurait préféré, à cet instant, se trouver dans le ventre d’un hippopotame plutôt que devant celui du grand Moussa Moussa.

Moussa Moussa n’était pas si étonné que ça.

D’ailleurs, jamais rien ne l’étonnait. Il avait toujours une explication, voire un proverbe, pour chaque occasion.

Une journée soudaine de canicule en pleine saison des pluies : c’était la volonté du ciel ! Une pluie torrentielle au milieu d’une sécheresse de six mois, c’était sûrement un vautour qui éternuait un peu fort. Une girafe donnait naissance à un gnou : « Le gnou intrépide est une girafe qui rase le sol » ! Une vieille de quatre-vingts ans accouchait de triplés : «  C’est dans les vieilles marmites qu’on cuit les beaux bébés ! »…

La sagesse de Moussa Moussa était légendaire. Son nom était connu depuis les hauts plateaux du Ngnoko-Ngnoko jusqu’aux lointaines chutes de Zumbalumba.

Mais on ne venait pas seulement le voir pour sa sagesse.  

On venait aussi le voir pour la magie…

Moussa Moussa était un féticheur. C’était même le plus grand féticheur de toute la savane, et sa spécialité, c’était les masques.

Il sculptait des masques pour toutes les occasions. Des masques en bois pour les mariages, des masques en terre pour les enterrements, des masques pour les naissances, des masques pour faire venir la pluie, et d’autres pour arrêter la pluie, des grands masques pour les guérisons ou pour stopper les diarrhées, et des petits masques pour donner la diarrhée.

Des masques pour donner la vie et d’autres pour donner la mort.

Et puis il y avait les masques pour le couronnement du roi…

La série de masques royaux que le grand chef des cérémonies venait justement de lui commander pour la circonstance devait symboliser toute la puissance animale du souverain qui régnait sur les hommes de cette terre.

Tous les animaux y étaient représentés : les girafes, les gnous, les lions, les antilopes, les zèbres, les buffles, les rhinocéros, les hippopotames, les hyènes, les singes, les vautours, les aigles, les crocodiles, les serpents, et bien sûr, les éléphants.

Et cette série de masques, Moussa Moussa venait d’y apposer la dernière touche,  à l’aube, juste avant le lever du soleil…

Alors non vraiment, il n’était pas si étonné que ça…

Car ce matin, tous les animaux s’étaient fait la malle….

***

Chapitre 29.

Moussa Moussa souriait.

Il s’assit en tailleur au milieu de sa grande case sur une natte en raphia, ses outils éparpillés autour de lui. Des dizaines de clous auxquels rien n’était suspendu étaient accrochés sur les murs de pisé, aussi inutiles qu’une armée sans combattants. Sur le sol, d’innombrables cônes de copeaux de bois n’avaient pas encore été balayés. Sans ces quelques détails un visiteur qui serait entré inopinément dans la case n’aurait pu se douter qu’hier encore une foule de masques tonitruants envahissaient l’espace de leur présence assourdissante.

Mais les masques tonitruants avaient disparu et Moussa Moussa souriait.

Personne ne connaissait l’âge de Moussa Moussa. Certains disaient qu’il était né à l’époque de la reine de Saba. D’autres qu’il avait joué, enfant, avec Mathusalem. Moussa Moussa, avec un petit sourire, hochait la tête et ne les contredisait pas. Ses bras secs comme des roseaux, son corps longiligne et noueux comme les racines du frangipanier et son visage parcheminé comme un baobab qui aurait eu plusieurs vies pouvaient en effet laisser planer un mystère qu’il mettait un malin plaisir à entretenir. Son regard intense était du même bleu foncé que celui du turban qu’il avait sur la tête et qui lui non plus n’avait pas d’âge. Il déroula le turban et une énorme touffe de cheveux frisés et gris mélangés à des brins de paille et à des feuilles séchées recouvrit son crâne.

Cet enchevêtrement improbable et grandiose de poils et de crins ressemblait plus à un nid qu’à une coiffure et semblait animé d’une vie propre.

Ce qui n’avait pas l’air d’importuner Moussa Moussa qui se saisit d’une théière en terre, jeta quelques herbes aromatisées dedans, alluma un petit feu, et posa la théière dessus.  Puis il prit deux tasses en céramique, une pour lui et une pour…

« Allez vieux grigou, chuchota Moussa Moussa, il n’y a personne, tu peux sortir. Que dirais-tu d’une bonne tasse de thé ? Il est temps d’avoir une petite discussion tu ne crois pas ? Tu dois certainement avoir quelque chose à me dire. A moins que tu ne préfères que je te transforme en margouillat pour les dix prochains siècles à venir ! »

Le nid, car c’en était un, s’agita et une petite chose poilue émergea de l’imbroglio chevelu et végétal. La chose regarda fébrilement à droite et à gauche, replongea, ressortit, replongea, ressortit et bondit comme un diable sur les genoux de Moussa Moussa.

Ou plutôt bondit comme un macaque.

Car c’en était un, de macaque…

***

Chapitre 30.

« Moussa Moussa mon très cher hôte, tu es bien le pire nid que j’ai occupé depuis longtemps ! grogna le petit macaque en prenant un air fort mécontent, vraiment le service n’est plus ce qu’il était ! Je me souviens d’un temps où l’on n’était pas réveillé par des menaces stériles… »

Le petit macaque fit semblant de bailler. « C’était un temps où l’on vous offrait des dattes, des noix de cajou ou un criquet-glousseur en guise de petit déjeuner, enfin, on était mieux considéré… »

« Tais-toi macaque, tu vas vraiment finir par me fatiguer avec tes jérémiades, fit Moussa Moussa plus amusé qu’en colère, prends plutôt une tasse avant que je ne me fâche et considère que tu devrais être reconnaissant de dormir sur ma tête, près de mes rêves, plutôt que dans mon ventre, près de mes gaz… 

« Mais comment-donc que je te suis reconnaissant ô immense Moussa, mon Moussa mille fois chéri, mon protecteur béni des dieux et super pourfendeur des démons et grand ami des pauvres macaques stupides et…

«  Stop ! » La voix de Moussa Moussa était montée d’un ton. Le macaque se recroquevilla net. « Stop, ça suffit maintenant ! Ferme ton clapet cinq minutes et regarde autour de toi. Qu’est-ce que tu vois ? »

Les yeux exorbités de peur du macaque firent le tour de la case. «  Eh bien…Eh bien, ô grand Moussa…je…je ne vois…rien du tout !

« C’est ça macaque, tu ne vois rien du tout parce qu’il n’y a plus rien à voir…

Il hurla : «  Les masques sont partis ! »

Il pointa son index décharné sur la poitrine du singe qui, s’’il avait pu s’enfouir sous terre, l’aurait fait. « Je me doutais que cela arriverait. Mais pas si vite…Et quelque chose me dit que tu en sais plus que ta petite bouche tordue veut bien le dire…Je me trompe ?

Le singe hésita. L’ombre de Moussa Moussa grandit, grandit et emplit la pièce jusqu’à en obscurcir toute lumière. Le singe n’hésita plus.

« Bon…c’est vrai, pleurnicha-t-il, je les ai vus filer…Mais je n’y suis pour rien. Ils étaient trop nombreux. Qu’est-ce qu’un pauvre petit macaque comme moi aurait pu faire ? Si je leur avais barré la route ils m’auraient écrabouillé comme une vulgaire limace. Beurk, c’est dégoûtant une limace écrasée, non ?

« Mais alors, qui les a aidés ?

« Je suis un lâche, je suis un lâche, bredouilla le singe en se tenant la tête.

« Qui ? explosa Moussa Moussa.

« Elles, ce sont elles !.. » gémit le macaque. Il désigna un coin de la case.

« Désolé les filles, je suis un lâche, je suis un lâche…. »

Dans le coin de la case, trois fourmis se faufilaient sous la porte…

***